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son système à la lettre. Ils dressent des autels à la pitié, et le théâtre allemand est en proie à toutes les fadeurs du sentiment et aux larmes faciles ; elles coulèrent comme un fleuve. Plus conséquents que le maître, les Schröder, les Iffland, les Kotzebue ne souffrent dans le drame bourgeois rien que de bourgeois ; c’est l’apothéose du pot-au-feu. « Eh quoi ! dit le poète, nous ne verrons plus de César sur nos théâtres, plus d’Achille, plus d’Oreste, plus d’Andromaque ? — Non, on ne voit chez nous que des pasteurs, des conseillers de commerce, des enseignes, des secrétaires et des majors de hussards. — Mais de grâce, mon ami, que peut-il arriver d’intéressant à ces pleutres ? — Ils intriguent, ils prêtent sur gages, ils empochent des cuillers d’argent, ils frisent le carcan et quelque chose de plus. Bref nous ne voulons trouver au théâtre que nous-mêmes et les braves gens de notre connaissance, nos petits chagrins et nos petites misères. »

Cependant notre imagination est ainsi faite qu’il ne nous plaît pas moins de sortir de nous-mêmes que de nous retrouver. De beaux jours renaissent pour le cothurne et pour les héros. Egmont, don Carlos, Wallenstein, Marie Stuart, Guillaume Tell, s’emparent de la scène allemande, et le drame historique est fondé. Les nouveaux poètes furent plus justes que Lessing pour les classiques français. Quand Goethe traduisit le Mahomet de Voltaire, Schiller s’étonna d’abord, puis il comprit : « Le théâtre, lui disait-il en beaux vers, a reculé ses bornes trop étroites ; tout un monde se presse dans son enceinte élargie ; mais une fantaisie déréglée y exerce un sauvage empire, et l’art menace de disparaître. C’est chez les Français que tu pouvais le retrouver. Jamais ils n’atteignirent dans leur vol les suprêmes modèles ; mais la scène est pour eux un lieu sacré, ils en bannissent les accens rauques d’une nature inculte, leur langage a la noblesse d’un chant religieux ; c’est le royaume de l’harmonie et de la beauté. Que les Français et leurs fausses bienséances ne nous servent point de modèles, mais qu’ils nous guident aux régions supérieures ! Que leur poésie, comme l’esprit d’un mort, vienne purifier notre scène trop souvent souillée, et que par eux elle devienne digne de l’antique Melpomène ! »

Ainsi Schiller relevait les statues qu’avait renversées Lessing ; il disait aux tragiques français : Dieu nous garde de vous copier ! désormais nous sommes libres ; mais il est bon de vous étudier, vous avez toujours respecté l’art ; puisse notre muse émancipée et triomphante apprendre de vous à se respecter !


Victor Cherbuliez.