Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/113

Cette page a été validée par deux contributeurs.

gédie qui convenait le mieux à leur temps et à leur public, et pour faire les choses en galant homme il les aurait félicités d’avoir été antiques par la composition générale de leurs pièces, mais de ne s’être point attachés servilement à leurs modèles et d’avoir donné à leurs personnages le costume, l’esprit, les mœurs, les bienséances de leur époque. Il est de règle en effet que les personnages de tragédie soient en quelque mesure les contemporains du spectateur, et c’est ainsi qu’en ont usé les Grecs eux-mêmes et Shakspeare. Les Français méritaient encore d’être loués pour avoir rajeuni l’intérêt de la tragédie en substituant à la fatalité la politique, aux caprices des dieux les intérêts généraux, à la lutte de l’homme et du destin les combats de la passion contre les inexorables lois de la société ; par là Corneille et Racine sont les premiers modernes dans l’histoire de la littérature. Ces concessions faites, Lessing aurait représenté à ses lecteurs que la tragédie héroïque n’est qu’un genre, que le choix des sujets y est restreint, que les héros sont rares sur la place, que la demande excède l’offre, que d’ailleurs tout système s’épuise, qu’après les chefs-d’œuvre viennent les caricatures, qu’aux Racine et aux Corneille succèdent les Poinsinet de Sivry et les Châteaubrun, et qu’il n’est rien au monde d’aussi ridicule qu’un Ajax que sa maîtresse envoie chercher des lions dans l’île de Ténédos, si ce n’est un Néoptolème qui restitue son arc à Philoctète parce qu’il est amoureux de Sophie. Il aurait ajouté que ne rien admettre en dehors de Polyeucte et de Phèdre, c’est vouloir réduire les poètes à un seul genre d’imagination et les spectateurs à un seul genre de jouissances, que les arts ne sont jamais stationnaires, que s’arrêter c’est reculer, que chaque siècle a ses besoins, que de nouvelles pensées réclament des formes nouvelles, que le génie est l’éternel chercheur, et il aurait pris son exemple de Voltaire lui-même, lequel, en esprit supérieur qu’il était, a cherché quelque chose et hasardé dans Mahomet, dans Alzire, dans Tancrède, comme une timide ébauche de la tragédie historique, n’innovant qu’à demi et emprisonnant dans les quatre unités de lieu, de temps, de mœurs et de ton le drame dont l’essence est de représenter dans une seule pièce toute une époque, tout un peuple, la vie tout entière.

Cela dit, Lessing se fût tourné vers les poètes allemands ses contemporains : « Mes amis, écoutez-moi. Quelle mouche vous a piqués, et qu’y a-t-il entre vous et Melpomène ? Souffrez que je vous le dise à l’oreille : vous n’êtes que des échappés de collège. Avez-vous observé de près de grands hommes et de grandes choses ? Richelieu vous a-t-il admis dans sa familiarité ? Avez-vous suivi le grand Condé sous les ombrages de Chantilly, et vous a-t-il conté Rocroi ? Vous a-t-on vus à Versailles ? Ou l’ombre de la Montespan