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ce tombeau gît celui qui, à vous entendre, messieurs les dévots, devrait y être depuis longtemps. Le bon Dieu lui pardonne dans sa miséricorde sa Henriade, ses tragédies et beaucoup de ses petits vers ! car, pour ce qui est du reste, en vérité il n’y a pas trop mal réussi ! »

À Voltaire, Lessing opposa Shakspeare, et ses compatriotes l’ont justement loué d’avoir contribué plus que personne à remettre en lumière cette grande renommée, trop longtemps obscurcie ; mais dans l’enthousiasme sans bornes qu’il professe pour Hamlet et Othello, on sent encore le parti-pris. Rien de moins shakspearien que le tour d’esprit et que le théâtre de Lessing. L’auteur de Nathan a le goût sobre, scrupuleux, un style naturel, uni, égal, peu nourri de couleur, une touche forte, mais parfois un peu maigre ; son dessin est correct, mais il n’est pas large, ni savant de détails ; ses intrigues sont simples, ses personnages raisonnent beaucoup, lui-même sait toujours ce qu’il veut, où il va, et il se regarde marcher ; il ne connaît ni les ivresses de la fantaisie, ni les hauts et les bas de l’inspiration. Il a fait un crime à Corneille de la complication de quelques-unes de ses grandes machines trop chargées d’incidens, et il a déclaré que la simplicité est en tout le cachet du génie. Pouvait-il de bonne foi admirer sans réserve le Roi Lear ? Il a fait à l’auteur d’un Richard III, au poète allemand Weisse, le reproche d’avoir mis sur la scène un monstre et d’avoir étalé sans ménagement ses noirceurs. En critiquant la copie, ne pensait-il pas au modèle ?

Si Shakspeare avait été au XVIIIe siècle le dieu du théâtre, c’est à lui que Lessing se fût attaqué. Tel que nous le connaissons, il lui aurait reproché dans le style de Voltaire ses métaphores contournées, son bel esprit alambiqué, les assauts de plaisanterie de ses bouffons, ses crudités, ses coups de théâtre, ses tueries, son duc de Cornouaille écrasant sous son talon l’œil de Glocester, ses princes qui parlent en crocheteurs, ses paysans qui naissent au premier acte et qui sont pendus au dernier ; mais les Français faisaient oublier Shakspeare, leur succès les rendait dangereux, et Lessing s’est servi de Shakspeare pour dire leur fait aux Français. Il le vante plus qu’il ne le définit. Il admire en lui la puissance de l’observation et la profondeur dans le pathétique. Ce n’est là qu’une moitié de Shakspeare ; d’autres ont su observer les choses d’ici-bas et faire parier le cœur humain ; ce qui lui est particulier, c’est l’alliance de deux qualités qui semblent s’exclure, l’émotion et l’ironie ; il est le plus passionné et le moins sentimental des grands poètes ; il a l’absolue liberté de la fantaisie, son imagination plane au-dessus de son œuvre, elle s’ébat et se joue dans les tempêtes de la passion, comme l’oiseau de mer parmi les écueils et les