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tiques qu’il adresse aux tragiques français, Voltaire s’en était avisé avant lui. L’auteur de Sémiramis et de Brutus avait remarqué le premier que, si la scène française est au-dessus de la scène grecque par l’habileté de la conduite et l’éloquence du dialogue, les grands tragiques d’Athènes étaient des maîtres incomparables dans le pathétique ; il s’était plaint que la fausse délicatesse du public parisien forçait les poètes à mettre en récit ce qu’ils voudraient exposer aux yeux. Le premier il avait fait le procès aux soupirs et aux flammes, aux déclarations, aux maximes d’élégie, aux galanteries de madrigal ; il avait déclaré que, pour être digne du théâtre tragique, l’amour doit être une passion furieuse combattue par des remords, terrible par ses emportemens, conduisant aux malheurs et aux crimes, mais qu’il n’est point fait pour la seconde place, qu’il doit dominer en tyran ou ne paraître point. « Quel exemple plus frappant du ridicule de notre théâtre et du pouvoir de l’habitude, s’écriait-il dans la préface d’Oreste, que Corneille d’un côté qui fait dire à Thésée :


Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amans est encor plus funeste,



et moi qui, soixante ans après lui, viens faire parler une vieille Jocaste d’un vieil amour, et tout cela pour complaire au goût le plus fade et le plus faux qui ait jamais corrompu la littérature ? » Et dans son discours sur la tragédie, s’adressant à lord Bolingbroke, il lui parlait du ravissement où l’avait jeté le Jules César de Shakspeare, et il ajoutait : « J’aurais du moins voulu transporter sur notre scène certaines beautés de la vôtre. Il est vrai, et je l’avoue, que le théâtre anglais est bien défectueux ;… mais en récompense dans ces pièces si monstrueuses vous avez des scènes admirables… Les plus irrégulières ont un grand mérite, c’est celui de l’action. » Sur tous ces points, Lessing, sans l’avouer, ne faisait que suivre et commenter Voltaire ; mais il pouvait lui dire : all’ applicazione, signore, et il est certain que les tragédies de Voltaire ne valent pas ses préfaces. Ce grand oseur avait le goût poltron, le convenu lui imposait, les timidités de son imagination font un étrange contraste avec les audaces de son jugement. Selon le mot de l’Évangile, il versa son vin nouveau dans de vieilles outres ; il crut pouvoir renouveler le théâtre en conservant les unités, les bienséances de convention ; comme les hommes d’état de son temps, il voulut essayer d’une réforme quand une révolution seule était possible. Lessing n’avait pas tort de penser que l’auteur de Mérope, malgré tous ses mérites, était un moins grand homme que l’auteur du Pauvre Diable, de l’Ingénu, des Lettres philosophiques et de l’Essai sur les mœurs. C’est à peu près le sens de l’épitaphe qu’il lui fit en 1779 : « Dans