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d’un autre expédient : il distingue la religion du Christ d’avec la religion chrétienne ; la première est le culte d’esprit et de vérité que professa le Christ, et que tout homme peut professer en commun avec lui ; l’autre est cette religion que professent les chrétiens et qui adore dans le Christ un être surhumain. Cette distinction spécieuse ne résiste pas à l’examen. Socrate ne fut jamais adoré, parce que Socrate n’a fait toute sa vie qu’une chose, il a toujours raisonné ; il ne disait pas à ses disciples : Croyez ce que je vous dis parce que je suis Socrate ! — Il leur disait : Je crois avoir découvert une méthode pour chercher la vérité ; voulez-vous que nous cherchions et que nous raisonnions ensemble ? — Mais les fondateurs de religions ne raisonnent pas ; selon le mot de l’Évangile, ils parlent d’autorité, et, comme l’autorité est attachée à la personne, ils ne sauraient prêcher leur doctrine sans se prêcher eux-mêmes ; quiconque affirme sans prouver, comme l’ont fait tous les prophètes, sent en lui quelque chose qui dépasse l’humanité ; s’il ne cherche pas à convaincre les hommes, c’est qu’il s’arroge le droit de s’imposer à leur raison ; à qui lui conteste ce droit, il répond : Voyez mes œuvres ! et il confond la contradiction par des miracles. La religion chrétienne et la religion du Christ sont une seule et même chose, et le miracle le plus étonnant serait une religion fondée par un homme qui ne se serait jamais pris que pour un sage.

Lessing paraît s’être douté lui-même de l’insuffisance de ses explications ; dans son Éducation du genre humain, il renonce à rien expliquer. Il prend les religions comme un fait, à l’exemple de Spinoza, qui avait admis le prophétisme sans le définir. Des hommes extraordinaires ont paru, qui ont exercé sur les peuples un irrésistible ascendant ; ils ont appris à l’enfance du genre humain une sagesse où ne pouvait atteindre sa raison confuse et encore bégayante ; ils n’ont pas raisonné, ils ont parlé d’autorité, non comme des docteurs, mais comme des révélateurs. L’enfance de chacun de nous, continue Lessing, ne ressemble-t-elle pas à cet égard à l’enfance de notre espèce ? Nos premiers maîtres nous ont enseigné ce que sans eux nous eussions appris plus lentement et à la sueur de notre front, ils nous ont épargné bien des efforts laborieux ; à l’âge où nous ne pouvons réfléchir, ils nous ont révélé la vie. Comme les instituteurs de l’enfance, les religions parlent aux hommes le langage que peuvent entendre les enfans, elles s’expriment par des récits, par des paraboles, par des emblèmes, et déguisent souvent sous des imaginations naïves d’utiles et profondes vérités. Lessing nous exhorte à parler avec respect des religions : méprisons-nous jamais le livre dans lequel nous avons appris à lire ? Mais à mesure que