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pour cette raison qu’il me plaît. — Alors vous feriez bon ménage avec Spinoza ? — S’il faut absolument que je me réclame de quelqu’un, voilà mon homme. — Je fais cas de Spinoza ; mais c’est un triste salut que celui que nous pouvons nous promettre en son nom. — Oui, si vous voulez… Et pourtant… connaissez-vous quelque chose de mieux ? »

L’entretien fut interrompu. Il fut repris le lendemain. « Vous connaissez donc Spinoza ? demande Lessing à Jacobi. — Je me flatte de le connaître comme peu de gens l’ont connu. — Alors vous êtes un homme perdu. Il ne vous reste qu’à devenir son ami. Il n’y a pas d’autre philosophie que celle de Spinoza… » Jacobi en convient. Il est persuadé, comme Lessing, que la raison, laissée à elle-même et libre d’aller jusqu’au bout, conduit fatalement au spinozisme ; mais il est résolu, pour son compte, à ne point s’aller engloutir dans cet abîme. Il veut croire à sa liberté, croire au Dieu personnel. Que fera-t-il ? Un saut périlleux. Il cessera d’argumenter, il se réfugiera de la raison dans le sentiment : il y a des vérités instinctives, le sentiment a ses évidences, contre lesquelles le raisonnement ne saurait prévaloir ; mais il n’ose inviter Lessing à faire avec lui ce grand saut périlleux. Lessing n’a jamais aimé les plongeons. « Je vous permets de sauter, réplique Lessing, pourvu que vous vous retrouviez sur vos pieds… » Puis, après explication, il hoche la tête ; il a horreur du mysticisme, de l’obscurantisme ; ce sont des maladies dont on ne peut se garer, dès qu’on a ouvert sa porte aux idées confuses ; il est décidé à voir clair, à raisonner, coûte que coûte. « Toutefois, dit-il en finissant, je ne saurais blâmer un homme intelligent de se tirer d’un mauvais pas en faisant le plongeon que vous dites. Faites-moi plonger avec vous, s’il se peut. — Arrivez seulement sur mon tremplin, lui réplique Jacobi, et cela ira de soi. — Bah ! répond Lessing, il faudrait commencer par faire un premier saut que je ne puis commander à mes vieux os et à ma lourde tête. » Dans les conclusions dont Jacobi accompagna le procès-verbal de cet entretien, lequel fut suivi de plusieurs autres, il affirme que Lessing se représentait Dieu comme l’âme du grand tout, et l’univers comme un organisme, comme un corps animé par un principe infini de vie et de mouvement. « Lessing, dit-il, associait à l’existence d’un Dieu personnel, employant son immobile éternité à contempler béatement ses perfections, une idée d’ennui infini qui l’épouvantait. » Cela rappelle le mot de Napoléon : « l’éternité, c’est un cul-de-sac. »

Jacobi fit tenir son récit à Élisa Reimarus pour qu’elle le transmît à Mendelssohn. Celui-ci se récria. Les amis de la veille ont toujours jalousé les amis du lendemain, et Lessing n’avait connu Jacobi que