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et le contre. Ce patriarche d’Orient, plus hambourgeois qu’oriental, condamne les gens au bûcher avec une bonhomie paterne ; il aime à faire résoudre les questions par les autorités séculières ; c’est une bonne solution qu’un gendarme. « Je m’en vais trouver le sultan, dit-il ; je lui ferai comprendre sans peine combien ne rien croire est dangereux pour l’état. Tous les liens de la société civile sont dissous, mis en lambeaux, dès qu’on permet aux gens de ne rien croire. Finissons-en lestement avec une telle scélératesse ! » C’est Nathan, le juif philosophe, qui se charge de nous dire le mot de Lessing. Saladin l’interroge. « Je suis musulman, tu es juif, entre nous est le chrétien. De ces trois religions, une seule peut être vraie. Quelles sont tes raisons pour préférer la tienne ? » Nathan emprunte sa réponse à Boccace. « Il y avait une fois un homme qui possédait un anneau d’une inestimable valeur. Non-seulement la pierre en était belle, mais elle avait le don merveilleux de rendre son possesseur agréable à Dieu et aux hommes. Le vieillard légua son anneau à celui de ses fils qu’il aimait le mieux ; celui-ci à son tour en usa de même. De main en main, le joyau tomba dans la possession d’un père qui aimait également ses trois fils. Lequel avantager ? Pour se tirer d’embarras, il fit fabriquer par un joaillier deux autres anneaux en tout pareils au premier. Voilà les trois fils nantis. Chacun croit posséder la bague miraculeuse ; ils se prennent de querelle, et, après avoir longtemps bataillé, ils conviennent de soumettre au tribunal leur différend. » Dans la sentence du tribunal se trouve un passage qui n’est point emprunté de Boccace. « Race querelleuse ! répond le juge aux trois fils, vous êtes tous les trois des trompeurs trompés. Vos trois anneaux sont faux. Le véritable anneau s’était perdu. Pour cacher et réparer cette perte, votre père en fit faire trois pour un. » À ces mots : « Admirable ! admirable ! » s’écrie Saladin. Dans une note qui devait servir d’en-tête à son drame, Lessing a écrit ceci : « L’opinion de Nathan sur toutes les religions positives est depuis longtemps la mienne. Ce n’est pas ici le lieu de la justifier. » L’année suivante, recommandant à Mendelssohn un juif nommé Daveson, il ajoutait : « Mon recommandé désire savoir de vous quel est le chemin le plus sûr et le plus court pour se rendre dans un pays de l’Europe où il n’y ait ni chrétiens ni juifs. Dès qu’il sera arrivé à bon port, je m’empresserai de le suivre. »

Non, les théologiens allemands ne gagneront pas leur procès. Lessing n’est pas à eux ; qu’ils le restituent à la philosophie du XVIIIe siècle ! En matière de discussion religieuse, Lessing est un Voltaire savant et narquois, qui sourit finement et ne plaisante pas. C’est tout ce qu’on peut accorder aux honorables et doctes parrains