Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/1011

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

siècles. Ainsi cette règle de foi est le véritable fondement sur lequel a été bâtie l’église du Christ, et ce fondement n’est pas l’Écriture. » Lessing tenait parole ; par un véritable coup de partie, il mettait de son côté les catholiques et la majorité du conseil de l’empire ; il divisait le sanhédrin. Il avait résumé sa réplique dans une série d’aphorismes d’une merveilleuse netteté, et derrière ces aphorismes on apercevait dans le lointain toute une armée de démonstrations et d’argumens puisés dans les pères. Cette formidable armée se tenait prête à marcher ; les canonniers étaient à leurs pièces, mèche allumée ; des nuées de tirailleurs s’avançaient déjà dans la campagne, n’attendant que l’ordre d’ouvrir le feu. Goetze fut épouvanté ; il s’imaginait n’avoir à combattre qu’un homme d’esprit, un auteur dramatique, un antiquaire, un helléniste qui avait lu Sophocle ; il ignorait que Lessing, enterré dans sa bibliothèque de Wolfenbüttel, avait employé ses veilles à explorer les contrées perdues et les forêts vierges de la théologie. Le chevalier masqué venait de relever sa visière, de jeter son masque, et Goetze apercevait le visage d’un sorcier. Il lança à la tête du nécromant un lourd passage d’Irénée ; Lessing retourna ce passage contre lui et l’écrasa sous dix autres citations qui le couchèrent sur le carreau. Le premier pasteur de Hambourg prit le bon parti, il se tut.

Il était bien temps que Lessing triomphât ; sa situation devenait embarrassante. Le ministère de Brunswick n’avait pas seulement confisqué les Fragmens, il avait intimé à Lessing la défense de poursuivre sa controverse et de rien publier sur l’objet du litige soit à Brunswick, soit autre part, sans une autorisation supérieure. Bravant la défense, Lessing avait fait imprimer à Hambourg ses dernières réponses, et, se tenant prêt à partir, il mettait au ministère le marché à la main. Le 11 août 1778, il écrivait à son frère Karl : « Je ne sais encore quelle issue aura mon affaire, mais je me prépare à tout. Il y a quelques années, j’ébauchai un drame dont le sujet présente quelque analogie avec mes chamailleries actuelles. Si Mendelsshon et toi le trouvez bon, nous pourrons publier la chose par souscription… Je me dispose à tailler aux théologiens plus de croupières qu’avec dix fragmens… » — « Je veux essayer, mandait-il à Élisa Reimarus, si on me laissera prêcher en paix du haut de mon ancienne chaire, le théâtre. » Cette pièce, qu’il écrivit en vers parce que le temps lui manquait, disait-il, pour l’écrire en prose, ne fut pas jouée de son vivant ; il doutait qu’elle le fût jamais.

Bien que le ton satirique ne domine pas dans Nathan, le pasteur Goetze nous y apparaît sous les traits d’un gros patriarche, haut en couleur et d’humeur enjouée, lequel parle avec mépris du théâtre, de cette logique de théâtre qui plaide avec un égal succès le pour