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jalousies ; ils faisaient en l’honneur de la Noachide des traités intitulés de l’Origine de la haine contre les patriarcades, et, louant l’Odyssée comme une œuvre morale et politique, ils avançaient à mots couverts que pour le style et les comparaisons Homère avait trouvé ses maîtres dans les poètes suisses. Ils étaient cependant sincères par accès, se fâchaient tout rouge contre l’esprit, qu’ils appelaient « la gale du cerveau. » Aussi comme ils s’appliquaient consciencieusement à n’en point avoir ! On ne les surprit jamais en flagrant délit d’un bon mot. Chose curieuse, tous les critiques allemands s’accordent à reconnaître que cette ténébreuse querelle fut un événement décisif dans l’histoire de la littérature allemande. De quoi disputaient les deux partis ? Sur ce point, l’accord cesse, et l’on ne sait à qui entendre. Les uns prétendent que Gottsched tenait pour les règles, et Bodmer pour l’imagination. D’autres disent qu’à Leipzig on estimait par-dessus tout la tragédie et la correction, et qu’à Zurich on prônait l’épopée et l’enthousiasme. La plupart se contentent d’affirmer que Gottsched avait tort et que les Suisses avaient raison, que le chantre de Noé défendait la cause de la liberté, de la jeunesse et de l’avenir, car la critique allemande est en général assez dure pour Gottsched, indulgente pour les Suisses. Enfin d’autres disent : sottise des deux parts, — et ceux-là ne se trompent guère[1] ; mais, à considérer le vague de ces explications, il semble vraiment que le sujet de la controverse se dérobe, qu’on se soit disputé pendant vingt ans sans savoir pourquoi, et qu’il ne s’agisse dans tout cela que d’une querelle d’Allemand.

Cependant, en y regardant bien, on découvre que les deux partis se disputaient sur quelque chose, et voici à peu près sur quoi. Gottsched estimait qu’il n’y avait rien à chercher, que le secret de la poésie était tout trouvé, que les anciens avaient donné les règles, que les Français les avaient suivies, qu’il ne restait qu’à faire comme eux, et, prêchant d’exemple, il emboîtait le pas derrière Racine. Ce n’est pas qu’il l’admirât de tout point ; il avait décidé qu’il manque une scène à l’Iphigénie, et il avait comblé ce vide en se jouant ; mais il admirait le système et il le voulut implanter en Allemagne. De son temps, ses compatriotes n’avaient de goût que pour l’opéra, pour les marionnettes, pour des farces populaires et des scènes de

  1. Le meilleur traité qui ait paru sur la querelle des Suisses et de Gottsched est l’ouvrage de M. Danzel, intitulé Gottsched und seine Zeit. M. Danzel a dépouillé le premier la volumineuse correspondance de Gottsched, ou plutôt les lettres de ses très nombreux correspondans. On trouve dans son livre de curieux documens, commentés avec beaucoup de savoir et de finesse ; mais les conclusions de l’auteur manquent de netteté et sont trop favorables à l’école de Zurich, bien plus dangereuse pour l’Allemagne que le candide Gottsched.