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cela ne m’arrivera plus ! » Gessler l’interroge sur ses enfans, cherche à savoir s’il n’y en a pas un qu’il préfère ; n’y pouvant parvenir, il lui demande : « En sortant d’ici ; maintenant où vas-tu ? — Au tir, répond Guillaume. — C’est vrai, dit Gessler, j’oubliais ton renom d’habile archer. » Et l’idée seulement alors lui vient de sa vengeance.

Goethe tenait beaucoup à cet enchaînement de circonstances, il recommande à Schiller d’y avoir la main, et Schiller n’y a pas manqué. Je trouve même son art plus dramatique lorsqu’il fait célébrer par le fils, dans un élan de gloriole enfantine, ce talent dont on réclamera du père un si atroce usage. — Vainement Tell supplie, déplore sa méprise, son crime, s’agenouille, rejetant tout sur son inadvertance, demandant pitié pour le pauvre d’esprit, le pauvre père, plus imbécile que coupable, Gessler demeure inflexible, il ricane, gouaille ; comme la flèche de Tell passant par-dessus la tête de l’enfant, la moquerie, au-delà de ce pauvre diable, visé au cœur même de l’Helvétie, insulte aux fauteurs de liberté, défie les indépendans. En tout ce qui suit, Goethe restait fidèle à la chronique. Ces libres espaces, rians, joyeux, ensoleillés, que Tell la veille au matin a parcourus, voilà de nouveau qu’il s’y hasarde, mais en prisonnier cette fois, par la tempête et le désespoir. Le gouffre gronde et menace. On arrive ainsi à travers les périls et la mort jusqu’au rocher de Tell. De là, le héros délivré prend sa course, descend la montagne, arrive à Steinen chez Stauffacher et pour la première fois entend parler d’un complot. Tell raconte alors son action, il a tué Gessler, vengé sa cause en légitime défense. La ligue l’admet, et par inspiration soudaine le colporteur, instruite ses dépens de ce que c’est que le joug, la tyrannie, devient un héros de patriotisme et de liberté.

Secrètement avec les conjurés, il gagne Brunnen, — de là, par Fluelen, marche sur Altdorf. On soulève le peuple, le château-fort est assiégé, emporté, et l’indépendance proclamée. Mais ne perdons pas de vue le plan de Goethe, très humain, comme toutes ses conceptions, à savoir que chez Guillaume Tell le sens politique ne vient qu’après coup. La nature d’abord, puis l’état ; du père molesté, torturé, sort le citoyen. Lorsque Schiller, en 1803, reprit le sujet, il ne manqua pas de mettre l’idée à profit, utilisant aussi dans la peinture des localités cette information topographique que son puissant ami rapportait de chacun de ses voyages. Goethe se félicite dans une lettre de voir maintenue sa conception d’un Guillaume Tell personnel et tout à fait indépendant des mouvemens des conjurés. Du reste cet intérêt-là, jusqu’au jour de la représentation, ne fit que s’affirmer de plus en plus. La correspondance des