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autrement impérieuses que les sources, leurs tendances les eussent vite entraînés chacun de son côté, et c’est pourquoi je regrette que la veine de l’un se soit ainsi noyée, perdue dans le fleuve de l’autre, et qu’au lieu d’un seul Guillaume Tell il n’y en ait pas deux[1]. Voyez Goethe : comme en un sujet d’apparence si foncièrement démocratique son instinct dès l’abord se dessine ! Il commence à rôder, autour, et déjà vous montre le côté où son choix penche. Quels seront les meneurs ? Les gens de château, la noblesse d’Uri, les barons d’Attinghausen, et Guillaume Tell n’est que l’accident. Historiquement rien de plus vrai, humainement rien de mieux observé ; mais qu’on sent bien que cette vérité-là réjouit le grand aristocrate devant Dieu et devant les hommes !

De scenario point, des vues d’ensemble, des idées. L’exposition se faisait à Steinen, chez Stauffacher, où se trame la conjuration contre Gessler. Stauffacher et sa femme sont à causer ; entre Tell, amené là par quelque commission, Parlant de son voyage dans la montagne et de ce qui se passe aux pays qu’il vient de parcourir, il raconte divers traits de tyrannie, mais sans s’échauffer ni prendre aux événemens un intérêt plus qu’ordinaire. Stauffacher le reçoit comme on reçoit un messager, et lui remet des lettres pour Walther Fürst. De Steinen, le poète conduisait Tell à Brunnen par une belle matinée, mettant à profit l’occasion de peindre ce paysage, de familiariser son monde avec ces lieux dont l’importance va si furieusement grandir en quelques heures. Qu’on se rappelle les pages ravissantes d’Hermann et Dorothée, des Affinités électives, et cet art singulier qu’avait Goethe d’animer les localités, de dresser devant vos yeux le théâtre de l’action déjà proche. Tell traverse le lac tout resplendissant de soleil et passe à Fluelen. A Altdorf, il rencontre le chapeau, prend la chose pour une plaisanterie, refuse de saluer et poursuit sa route ; puis, après avoir joint Walther Fürst, il rentre chez lui, et le poète nous le montre en son intérieur heureux et bon, jouissant à plein cœur de sa vie de famille. Le lendemain, c’est jour de tir à l’arbalète ; il sort, emmenant son fils. Sur le chemin, il rencontre le gouverneur, qui s’en retourne à son château de Küssnacht. Selon Goethe, la scène de la pomme ne doit pas être soudaine, immédiate ; elle doit être préparée de loin, motivée. Dans la chronique de Tschudi, Gessler fait comparaître Tell ; le pauvre montagnard très humblement s’excuse, invoque son ignorance : il ne savait ! « Si j’avais le moindre esprit, on ne m’appellerait point Tell (le simple). Je demande grâce et promets bien que

  1. Je devrais dire qu’au lieu de deux il n’y en ait point trois, car celui de Rossini compte et fait époque au moins à l’égal de celui de Schiller.