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soustraire à la persécution, de repousser la force par la force, de frapper le misérable, ou de tomber, lui et les siens, victimes de sa haine. — Et pourtant, dans la pensée de Goethe, ce Gessler n’est pas le diable, c’est bien plutôt une manière de bon tyran, un de ces despotes sans cruauté comme sans compassion, indifférens, vivant, vous laissant vivre à leur fantaisie, grands humoristes qui ne se refusent ni une grâce ni une exécution, selon que le cœur leur en dit. Goethe, pour fixer plus nettement le caractère, voulait qu’un peu ayant cette rencontre capitale on vit Gessler se promenant parmi la foule, accessible, familier et causant avec les femmes d’un air d’aménité seigneuriale. Né dans la richesse et la puissance, Gessler ne ressent aucune pitié pour les misérables, encore moins reconnaît-il leurs droits. Sans être méchant, il aime à faire ses volontés, et malheur à qui se trouve sur son chemin pour y mettre obstacle ! Ainsi Goethe opposait l’une à l’autre ces deux figures, et du conflit tirait son drame. L’homme de gouvernement, le podestat habitué à n’obéir qu’à son caprice, périra pour avoir, en un moment de sot orgueil, offensé dans son sentiment de père l’homme le plus simple, le plus paisible, et par ce crime de lèse-humanité éveillé ; provoqué à la lutte pour le salut personnel, à la vengeance, les forces d’un être naturellement doux.

Cependant à cette action particulière se joindra le fait social, à côté du trait anecdotique, du débat privé, l’on verra se vider la querelle de la liberté contre l’oppression et manœuvrer les Walther Fürst, les Werner de Stauffacher, les Arnold de Melchtal. « Ce qu’il y a de plus élevé, de meilleur, de plus doux dans la nature humaine, l’amour du sol natal, de la liberté, le sentiment de vivre sous la protection des lois de son pays, et par contre la haine de l’oppression, l’horreur de subir le joug d’un étranger qui par occasion, individuellement, vous prend à partie, vous insulte, — et finalement la volonté de secouer l’affreuse chaîne, de mettre une fois pour toutes sous ses pieds ce qu’on a maudit des années, — tout ce côté noble et grand aurait eu pour représentans les Walther Fürst, les Stauffacher, les Winkelried et autres. C’étaient là mes héros, les forces conscientes de l’ouvrage ; tandis que Tell, Gessler, tout en ayant dans l’action une part considérable, y figuraient généralement d’une manière plus passive. » Y eut-il un commencement d’exécution ? C’est possible, mais je n’en trouve aucune trace. Tout ce qu’on possède sur ce sujet se trouve dans les correspondances, les Annales et les conversations de Goethe avec Riemer, Eckermann, etc. Ce qu’il faut pourtant admettre, c’est la : diversité des sources d’inspiration : Goethe part de la chronique de Tschudi, et Schiller de l’histoire de Müller ; mais, bien