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chose. Six semaines de calme au sein de cette puissante nature, de ces mâles souvenirs dont son imagination se nourrissait, et l’œuvre prenait corps. Les circonstances en décidèrent autrement. Rappelé à Weimar plus tôt qu’il n’aurait voulu, Goethe se reprit à Faust, puis à l’Achilléide. Le sujet de Tell ne cessait pourtant de l’occuper ; Guillaume de Humboldt lui conseillait d’en faire un poème, une sorte d’épopée héroïque pour servir de pendant à l’épopée bourgeoise de Hermann et Dorothée. Ils en causèrent tant et si bien que le temps s’écoula, d’autres idées, d’autres travaux survinrent, et nous le voyons, une année environ plus tard (21 juillet 1798), écrire à Schiller, qui se plaignait d’avoir de son côté abandonné son Wallenstein : « Nous autres poètes, on devrait nous traiter comme jadis les ducs de Saxe traitaient Luther, c’est-à-dire nous empoigner sur la voie publique et nous mettre bel et bien en forteresse. Quant à moi, si quelqu’un me voulait rendre ce service, peut-être aurais-je chance de me reprendre à Tell. » Ses idées sur cet ouvrage in limbis patrum, Goethe les a exposées et dans ses Annales (année 1804) et dans ses monologues avec Riemer, Eckermann. Il est donc assez facile de se rendre compte du personnage dont le type lui apparaissait. Tell appartient au peuple. C’est un homme très simple, honnête, taillé en Hercule, un de ces colporteurs de la montagne dont la rude vie se passe à voyager d’un canton à l’autre, leur balle de marchandises sur le dos[1] ; un pareil compagnon n’a que faire de s’occuper de politique, les intérêts de l’état le touchent médiocrement, à peine sait-il qui le gouverne.

Son métier, sa maison, sa famille, il ne connaît rien au-delà ; mais, en ce qui regarde cet ordre d’intérêts personnels, on serait mal venu d’y vouloir porter atteinte, car il les défendra jusqu’à la mort. Naïf, prompt à la peine, courageux, conciliant, bonhomme, il va droit son chemin. Un jour, traversant Altdorf, il aperçoit au bout d’un mât un chapeau ; on lui dit : Salue. Il prend cela pour une moquerie, hausse les épaules, moins par vaine bravade que pour se rendre compte au juste de la valeur de ce qu’on lui demande. Mis en demeure par Gessler d’enlever la pomme au risque de tuer son enfant, une haine subite, féroce, l’envahit. Entre ce brave homme de père et ce tyran facétieux, c’est, à dater de ce moment, une guerre à mort. Gessler, quoi qu’il arrive, paiera ce crime de son sang. Il ne s’agit plus désormais pour Tell que de se

  1. Goethe, traversant le Saint-Gothard, un de ses guides lui raconta qu’il faisait métier chaque hiver de porter par la montagne, du pays de Vaud à Furca, des peaux de chèvres et de chamois. La dignité rustique de cet homme, sa physionomie athlétique, sa simplicité, lui firent une vive impression. Il croyait voir, entendre Guillaume Tell, l’humble colporteur, le héros.