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avait sa moralité. Cela voulait dire : Vous trouvez cette versification absurde, ridicule ; moi, elle me plaît. — Simple affaire de goût ! Mais ce qu’il y a de certain, c’est que cette redondance classique, ce vers qui ballonne, ont beaucoup servi à Rossini pour ses grands effets, de style. — À ce compte, il se pourrait bien en effet que la versification de Guillaume Tell méritât les égards des honnêtes gens. On connaît l’histoire de ce crapaud gonflé de vent qui soulève la dalle d’un réfectoire et la maintient entre-bâillée jusqu’au retour d’un lézard, son compère, sorti pour aller vaquer aux provisions du petit ménage. C’est un peu le cas de cette poésie pompeuse, crevant d’emphase, et qui, se boursouflant, exhausse le sol de musicien.

Les caractères, tous plus ou moins, ont leur part de cette redondance. Guillaume Tell est un phraseur abstrait, un songe-creux de liberté, n’ayant jamais à la bouche que des alexandrins de tragédie :

Et qu’importe à Melchtal si, désertant nos rangs,
Il aspire en secret à servir nos tyrans ?


Dès la première scène, on l’entend se lamenter, gémir sur le sort de sa patrie ; vous diriez Marius à Minturnes : il conspire ! Combien autre serait le personnage entrevu par Goethe dès le premier voyage en Suisse. « Il faudrait, écrit-il à Schiller (octobre 1797), qu’au lieu de transformer l’histoire en fables dramatiques, comme c’est l’usage, on se mît à faire de l’histoire avec certaines fables, celle-ci, par exemple, qui par la seule poésie me semble pouvoir atteindre à son degré de complète vérité ; l’acte de Tell, quand on l’étudie à ses sources dans la chronique de Tschudi, est un acte tout personnel, c’est la lutte désespérée d’un homme énergique et vigoureux qui défend sa peau et sa liberté sans penser un seul instant à la délivrance de son pays, laquelle peut en résulter, mais comme conséquence et complément d’un fait particulier qui ne cherchait nullement à la provoquer. » Et il ajoute avec cette précision de jugement qu’on lui connaît : « J’ai devant les yeux le site très remarquable, bien que fort limité, où la scène se passe ; caractères, mœurs, usages, sont présens à ma pensée, autant qu’en si peu de jours il m’a été possible d’observer. Reste à voir maintenant ce que j’en saurai faire. » Et Schiller, pour qui Goethe, sans y songer, travaillait à cette heure, répond à son ami en l’encourageant dans son projet : « C’est une idée des plus heureuses que cette idée d’un Guillaume Tell, et qu’avec votre art de localiser une action, avec cette abondance et cette vérité descriptives, cette fraîcheur de ton que vous avez, vous devez mieux que personne mener à bien. » Si le projet à ce moment ne vint à terme, il s’en fallut de peu de