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sondait la gravité, il le suivait avec une sagacité inexorable, préparé à tout, opposant à la mort un stoïcisme tranquille mêlé parfois d’un viril attendrissement au souvenir de ceux qu’il aimait. Il avait à peine quelques heures à vivre lorsqu’il écrivait de Bombay à son frère : « Il y a trente-deux jours que je suis arrivé ici fort souffrant et trente et un que je suis au lit ; j’ai pris dans les forêts empestées de l’île de Salsette, exposé à l’ardeur du soleil dans la saison la plus malsaine, le germe de cette maladie, dont au reste j’avais reçu des atteintes sur lesquelles je m’étais fait illusion… Ma fin, si c’est elle qui s’approche, est douce et tranquille. Si tu étais là, assis sur le bord de mon lit, avec notre père et Frédéric, j’aurais l’âme brisée et ne verrais pas venir la mort avec cette résignation et cette sérénité. Console-toi, console notre père, consolez-vous mutuellement, mes amis. Je suis épuisé par cet effort d’écrire. Il faut vous dire adieu. Adieu ! Oh ! que vous êtes aimés de votre pauvre Victor ! Adieu pour la dernière fois ! »

Ces morts prématurées ont toujours une gravité triste ; elles ne sont point cependant sans de secrètes et amères compensations. Elles épargnent du moins à ceux qu’elles poussent à l’improviste dans l’inconnu la cruelle épreuve des espérances brisées, des plus nobles rêves déçus. Elles laissent sur ces existences enlevées dans leur fleur le charme suprême et émouvant des belles choses inachevées. Vivant, que serait devenu Victor Jacquemont ? Il eût certainement dans tous les cas joué un rôle, et il aurait eu la destinée de tout le monde. Il aurait vu passer encore les révolutions et les gouvernemens, et il serait arrivé au bout de sa carrière avec ce sentiment un peu amer que rien n’est jamais définitif, qu’il faut sans cesse recommencer. Dans son petit tombeau de l’Inde où il a été scellé à trente-un ans, il reste avec cette fleur de jeunesse qui poétise sa mémoire, avec ce reflet de courage, de bonne humeur et d’esprit qui fait de lui un des représentans d’une génération brillante éprouvée par les déceptions après avoir été formée aux grandes espérances.


CHARLES DE MAZADE.