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comme deux ombres, une grande figure blanche de femme suivie d’un valet paysan avec son large chapeau : c’était Mme ***. Elle montait un poney, moi j’étais sur un noble cheval qui avait laissé son maître à Waterloo. Je fus bientôt près d’elle. Alors je me demandai pourquoi je l’abordais, et je regrettai, amèrement ma démarche. Il était trop tard cependant pour reculer.

« Je parlai, surpris de la trouver seule par un jour si froid, allant si vite, elle qui aimait à aller doucement. Elle me dit qu’elle avait, comme moi, perdu son chemin dans le brouillard ; mais je vis qu’elle avait pleuré. Je descendis de cheval pour sangler le sien, car sa selle n’était pas solidement assujettie ; elle me tendit la main pour me remercier. Je remontai, et nous revînmes ensemble aussi lentement que possible. Quand nous rentrâmes au château, nous trouvâmes le feu presque éteint au salon. Il y faisait un froid de loup, et nous avions grand besoin tous les deux de nous réchauffer. Dans ma chambre, il fumait ; je restai avec elle dans la sienne tout le jour, jusqu’au dîner.

« Nous nous sommes promenés depuis bien des fois ensemble, mais depuis ce jour-là nous n’avons jamais galopé. Voilà ; mon ami, la théorie du galop ! »


Et voilà, dirai-je à mon tour, comme un naturaliste sait s’amuser aux histoires de sentiment quand il a la libre humaine et l’imagination vive sous son extérieur de savant et de sceptique.

Quand il était parti pour l’Inde, et même après trois ans d’excursions, Jacquemont croyait bien revenir en France, où tout le rappelait. Il se fiait à sa bonne constitution, à sa sobriété et un peu aussi à ce bonheur qui l’avait constamment suivi depuis son débarquement. Il se trompait. Au moment où il voyait déjà l’heure de regagner la France, il était arrêté subitement à Tanna. Il s’était trop exposé à des soleils torrides. En allant chercher des superpositions de terrains, comme il le disait, il avait puisé la fièvre dans les marais pestilentiels de l’île de Salsette, et, qui pis est, à cette vie de fatigue que sa jeunesse trouvait légère, il avait contracté une maladie au foie. Il put à peine se faire transporter à Bombay, et il ne se fit pas longtemps illusion. Même en ce moment du reste, surtout en ce moment, il était entouré des soins les plus dévoués, les plus affectueux, car si Jacquemont était apprécié de ses compatriotes de Paris, qui le connaissaient depuis longtemps, il s’était fait aimer aussi de tous les Anglais de l’Inde avec lesquels il s’était trouvé en relation. Il était connu de tous. La protection de lord Bentink avait commencé sa bonne renommée dans l’Inde ; il l’avait achevée lui-même par la droiture et la sûreté de son caractère, par la séduction de son esprit. Jacquemont connaissait son mal, il en