Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/984

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rundjet-Sing, pouvait attendre patiemment les subsides qu’on ne lui prodiguait pas de Paris.

Ici c’est la vie indienne du voyageur, je veux dire que tout est asiatique dans cet épisode où il se joue. Voici où la France ressaisit Jacquemont : c’est en plein empire indien qu’il reçoit la nouvelle de la révolution de 1830 ! Il y a dans la vie des voyageurs d’étranges combinaisons. Au moment où cette révolution s’accomplissait à Paris, Jacquemont était quelque part du côté de l’Himalaya, non sans souci de la situation de la France, mais ne songeant guère que tout était décidé à l’heure où il en était encore à herboriser tranquillement. Il y avait près de six mois que la révolution était faite lorsque la nouvelle allait éclater à Delhi, où se trouvait Jacquemont. Est-ce une illusion qu’il se faisait ? est-ce la vérité vraie qu’il voyait ? Ce qui est certain, c’est que dans l’enthousiasme du premier moment Jacquemont se hâte d’écrire : « Amis, inconnus, tous venaient à moi et me félicitaient d’être Français. Mon hôte, — un colonel de cavalerie qui seul de son régiment échappa à Waterloo, non sans une balle au travers du corps, — pleurait de joie en m’embrassant. L’enthousiasme avait mis en déroute l’étiquette rigide des mœurs anglaises. Je pourrais jeter au feu mes passeports, mes lettres d’introduction, changer de nom, ne conserver que ma nationalité française et me mettre en route pour le cap Comorin : il n’y a pas un Européen dans l’Inde qui ne me reçût à bras ouverts. »

Puissance singulière de ce mot écrit sur un journal à l’extrémité du monde : une révolution en France ! voilà la fibre libérale qui s’émeut sous la gravité anglaise elle-même, et cette révolution va être célébrée comme un événement domestique, comme une date heureuse pour la liberté universelle dans une ville indienne, à Delhi, en présence d’une ombre d’empereur à barbe blanche, d’un fantôme de grand mogol laissé debout par la puissance anglaise et qui ne sait pas même s’il y a un roi en France, ni ce que c’est que la France. Victor Jacquemont était le héros de ces fêtes de Delhi où on portait des toasts : France and England for the world ! Il était tout entier d’âme et d’esprit avec cette révolution par laquelle sa génération semblait revêtir la robe virile et consacrer son avènement définitif. Au premier instant cependant, sa joie ne fut pas sans mélange ; il éprouvait un sentiment bizarre, quelque chose comme un refoulement d’héroïsme bourgeois non satisfait. « Les ordonnances du 25 juillet, écrivait-il, attaquaient les droits de toute la nation ; mais leur attaque était plus directe contre les classes plus riches et plus instruites, qui avaient le privilège exclusif du droit électoral, et que les habitudes de l’aisance et de l’éducation