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C’était, à vrai dire, dans le monde indien de ce temps-là, un personnage singulier que ce roi, cynique tout naturellement, fort dépravé, complètement ignorant, curieux, spirituel, coquin sans pudeur au demeurant. « J’ai passé plusieurs fois, dit Jacquemont, une couple d’heures à causer avec Rundjet de omni re scibili et quibusdam aliis. Il est à peu près le premier Indien curieux que j’aie vu, il paie de curiosité pour l’apathie de toute sa nation. Il m’a fait cent mille questions sur l’Inde, les Anglais, l’Europe, Bonaparte, ce monde-ci en général et l’autre, l’enfer et le paradis, l’âme, Dieu, le diable, et mille autres choses encore… Ce roi asiatique modèle n’est pas un petit saint, il s’en faut. Il n’a ni foi ni loi lorsque son intérêt ne lui commande pas d’être fidèle et juste ; mais il n’est pas cruel. A de très grands criminels, il fait couper le nez et les oreilles, mais jamais ne prend la vie. Il a pour les chevaux une passion qui va jusqu’à la folie. Il a fait les guerres les plus meurtrières et les plus dispendieuses pour saisir dans un état voisin un cheval qu’on refusait de lui donner ou de lui vendre. Il est d’une bravoure extrême, qualité assez rare parmi les princes d’Orient, et quoiqu’il ait toujours réussi dans ses entreprises militaires, c’est par des traités et des négociations perfides que de simple gentilhomme de campagne il est devenu le roi absolu de tout le Pundjâb, de Cachemire, etc. » Les relations de ce « successeur de Porus » et du voyageur sont du meilleur comique. Rundjet dit à bout portant à Jacquemont qu’il est le « Platon du siècle ; » Jacquemont lui répond sans sourciller qu’il est le « Bonaparte de l’Orient, » moyennant quoi ils sont les meilleurs amis du monde. Le fait est que Rundjet-Sing comble Jacquemont de présens, qu’il pourvoit à « toutes ses dépenses, qu’il lui envoie chaque jour des raisins de Maboul, des grenades délicieuses et des sacs de roupies, qu’il le laisse aller passer quelques mois à Cachemire, où il le loge dans un joli pavillon au milieu d’un jardin, et pour dernier trait de royale munificence il lui offre, quoi donc ? c’est Jacquemont qui le dit : « savez-vous ce que j’ai refusé hier ? D’être vice-roi de Cachemire. Rundjet-Sing me l’offrit et me pressa beaucoup d’accepter. Cela rapportait au seigneur pundjabi qui y était dernièrement cinq cents roupies par jour de traitement et environ quatorze laks de susdites roupies par an de profit, comme on dit de ce côté du Sutledje. J’ai pouffé de rire, au mépris de l’étiquette, dont un aflatoune (Platon) n’est guère esclave, et j’ai dit au roi que c’était besogne fort ; au-dessous de moi, les aflatounes ne s’entendant qu’aux choses du ciel et de l’esprit. Rundjet me fit presque des excuses pour l’inconvenance de sa proposition… » Et voilà comment le petit envoyé du Jardin-du-Roi, devenu l’hôte de lord Bentink et de