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devait elle, de ne pas connaître la défaite sans combat, de ne pas se débattre indéfiniment dans l’obscurité des situations sans issue.

Victor Jacquemont avait à peine vingt-huit ans quand il partit pour l’Inde, ignoré du monde, mais singulièrement apprécié, suivi avec une affectueuse confiance par tous ceux qui le connaissaient, simple explorateur naturaliste en apparence, mais lié par ses idées, par ses instincts comme par son âge, à la fortune de la cause libérale française et de la génération à laquelle il appartenait, allant conquérir une renommée qui n’était pas au-dessus de ses facultés et portant avec lui partout le feu d’une nature brillante, d’un esprit plein de ressources. Il avait bien besoin d’avoir ces ressources dans l’esprit, puisqu’il ne les avait guère d’une autre façon. Il partait, ai-je dit, avec une mission du Jardin-du-Roi, beaucoup de lettres de recommandation et un médiocre traitement de 6,000 francs qui n’égalait pas celui du plus humble officier de la compagnie anglaise des Indes. Tout autre eût échoué ou se serait inévitablement découragé au milieu des difficultés d’une entreprise ainsi engagée. Victor Jacquemont réussit du premier coup par son esprit, par son naturel hardi et simple, par sa franchise indépendante et habile, portant sa pauvreté avec une bonne humeur fière au milieu des opulences asiatiques, sceptique et incrédule au milieu d’une société à l’extérieur rigide, aux mœurs empesées, gai au milieu de gens ennuyés, et la première conquête qu’il fit avant tant d’autres fut celle du gouverneur des Indes lui-même, lord William Bentink, et de lady William Bentink. Il était à peine arrivé qu’il devenait leur hôte à Calcutta et à leur campagne aux bords du Gange. « C’est un vieux militaire, écrivait-il de lord William, diplomate aussi pendant longtemps, qui a gardé une sainte horreur de la guerre et un mépris vraiment bourgeois pour les finesses obligées de la politique. Il ne ressemble pas mal à un quaker de Philadelphie, beaucoup plus assurément qu’au fils d’un duc anglais, grand mogol temporairement. Il y a dans ce caractère une bonté vraie, une droiture, une simplicité qui m’ont séduit. » Jacquemont avait un procédé bien simple, qui n’est pourtant pas à l’usage de tout le monde, pour gagner et pour garder les bonnes grâces de lord et lady Bentink : il écoutait le vieux soldat diplomate avec le respect qui lui était dû, en l’intéressant à son tour par sa conversation ; avec lady William, il causait librement, ingénieusement, en homme de bonne compagnie placé auprès d’une femme d’esprit qui connaissait la France, Paris, et trouvait du plaisir à en parler. « Pendant huit jours, dit Jacquemont, elle n’eut, d’autre compagnon de promenade que moi. Je passai plusieurs longues journées en tête-à-tête, causant du bon Dieu, elle pour et moi contre,