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lesquelles se résume en définitive la civilisation elle-même, l’art, la science, l’instruction, le perfectionnement moral et intellectuel, les plaisirs les plus exquis et les plus nobles de l’esprit. Je ne sais ce qu’avait pu lui écrire un étranger dont il s’était fait l’ami, un colonel espagnol réfugié dans l’Inde à la suite des révolutions de son pays et réduit à faire le commerce de l’indigo pour refaire sa fortune ou, plus simplement, pour vivre. Ce n’était pas un homme vulgaire ; Jacquemont s’entretenait avec lui de tout, de commerce, de philosophie ou de politique ; et il lui répondait un jour du fond de l’île de Salsette : « Walter Scott était mourant aux premiers jours de juillet ; Cuvier était mort. Voilà les hommes utiles ! J’y ajouterai Canova et Rossini. Que de millions d’hommes doivent à Scott un grand nombre d’heures d’un plaisir économique et innocent ! L’art de Canova parlait à un plus petit nombre, mais que de plaisirs et quels plaisirs nobles ses ouvrages ne donneront-ils pas toujours à tous ceux qui pourront les voir ! Que serait la géologie, si Cuvier n’avait pas existé pour créer l’anatomie comparée ? Quelle masse énorme de sensations agréables à versée Rossini dans les sociétés humaines ! Il est, ne vous en déplaise, mon cher Hezeta, beaucoup plus utile que vous, oui, utile. Ce que vous faites, mille autres le pourraient faire, et si vous ne le faisiez, ils le feraient. Quel substitut aurons-nous pour Cuvier et Scott ? Les hommes qui sont cause pour d’autres de sensations agréables sans l’être pour personne de sensations pénibles, voilà les hommes utiles par excellence. Ce n’est pas la doctrine des utilitarians anglais. Il n’y a d’utile pour eux que ce qui sert à la satisfaction des besoins physiques. L’homme qui engraisse les bœufs, celui qui fait le dîner, le manufacturier qui fabrique de bons chapeaux, de bons habits, de bonnes chaises percées, ce sont là les hommes utiles. Scott, Cuvier, Rossini, ne sont que des superfluités agréables, et c’est profaner le nom d’utile que de le leur donner. Le père de sir Robert Peel a filé plus de coton et fabriqué plus de pièces de calicot dans sa vie que qui que ce soit : ergo c’était l’homme le plus utile ; mais s’il n’avait pas existé, son voisin, M. Thompson ou M. Smith en aurait filé autant pour satisfaire aux demandes du marché, tandis qu’en supposant que Scott et Cuvier n’eussent pas existé, il ne s’ensuit pas que Wawerley eût été écrit par quelque autre auteur, ni qu’un autre eût inventé l’anatomie comparée… » Convenez du moins qu’il y a de la ressource avec cet utilitaire, ce positif se moquant des utilitarians, faisant de ces superfluités agréables qui s’appellent l’art, la science, le nécessaire de la vie, se souvenant dans l’île de Salsette que Canova et Rossini existent, et les comptant comme les premiers serviteurs, comme les serviteurs utiles, bienfaisans de