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d’une certaine façon, et qui sait si cette déception qu’avait eue Victor Jacquemont n’était pas pour quelque chose dans cette humeur taciturne, dans ces affectations de dédain ou ce penchant au paradoxe qu’on voyait en lui quelquefois ? C’était peut-être au souvenir de ce qu’il avait éprouvé qu’il manifestait ces répugnances dont par le M. Mérimée pour la littérature trop intime de ceux qui mettent en roman leurs aventures d’amour, qu’il se cuirassait de cette apparence d’insensibilité qu’on lui reprochait quelquefois, qui le faisait accuser d’indifférence et d’égoïsme. Sous cette fatuité d’homme fort se cachait peut-être encore la faiblesse secrète. Au fond, c’était une nature simple, droite, virile, facilement séduisante, affectueuse aussi dans l’intimité, et ce qu’on ne voyait pas chez le causeur préoccupé de ceux qui l’écoutaient, on le voit mieux dans ses lettres, parce que là Jacquemont ne se contraint plus et se livre sans effort à l’inspiration du moment, parce qu’il écrit pour son père, pour son frère, pour des amis devant lesquels il ne songe point à se cacher, et c’est lui-même qui donne la plus juste idée de cette ingénieuse et substantielle correspondance quand il dit : « J’écris beaucoup, sur tous les tons, sans effort, selon la disposition de mon esprit, l’état de mon estomac et la qualité de ma plume. Personne n’est tout sublime, tout digne, tout gai et riant. Après une description géologique vient une page confidentielle que nul autre que moi ne doit relire. Je craindrais de mentir, si j’écrivais autrement… » On ne peut pas dire précisément que Victor Jacquemont ait une philosophie et une politique. Sa politique et sa philosophie sont des instincts bien plus que des raisonnemens réfléchis et coordonnés. Il y a eu évidemment à cette époque de la restauration, même dans cette portion de la société française plus particulièrement envahie par l’esprit de la révolution et du libéralisme, il y a eu, dis-je, deux courans très différens, l’un tout spiritualiste, l’autre qui n’était en définitive que la tradition survivante du sensualisme, du scepticisme, en un mot des idées du XVIIIe siècle. Jacquemont est franchement et même quelquefois assez crûment de cette dernière école avec son ami Stendhal et aussi, je crois bien, avec son père.

Chose étrange, cet homme qui commence par les orages d’une passion romanesque ouvre son esprit à tout ce qui semble la négation de ces choses idéales, immortelles du cœur. En sa qualité de naturaliste, de demi-médecin, de savant accoutumé à l’analyse, il est volontiers sceptique, incrédule ; il frise un peu le matérialisme, il a du goût pour une science toute positive et utilitaire. Au fond, il ne faut pas s’y fier. Avec ces natures sincères et vives, on risque toujours de se tromper en les prenant au mot. Jacquemont