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caractère, dans sa nature morale, dans son originalité indépendante et libre.

C’est par cette nature morale que Victor Jacquemont est de son temps et de sa génération. Il en a tous les instincts, les idées, les préoccupations, les impulsions. Quand je dis qu’il se méprend sur lui-même en se croyant si peu un écrivain et si exclusivement un savant, je ne prétends pas qu’il se trompe doublement, et que, rentré en France, il n’eût réussi à tracer une description de l’Inde qui eût pu l’élever au rang des naturalistes supérieurs. Jacquemont fait son métier d’explorateur vigoureusement, consciencieusement, sans craindre les fatigues, sans reculer devant le danger, en livrant noblement sa vie ; mais ce qu’il est le moins assurément, c’est un savant confiné dans son domaine, un homme de spécialité, se désintéressant de tout ce qui n’est pas l’objet direct de ses études, oubliant tout, la vie, le monde, pour l’analyse d’une superposition de terrains ou d’une plante. Il y a des hommes, et non-seulement des savans, des écrivains même, des artistes, qui sont la proie de leur vocation ; il en est qui la portent avec aisance, sans se laisser absorber. Victor Jacquemont, et c’est la marque de sa supériorité, était de ceux qui échappent, par le ressort de leur nature flexible, à la tyrannie de la spécialité. Lui, il ne se désintéressa de rien, il a le goût de tout, de la société comme de l’étude, de la science, de la politique surtout, de la géologie, de l’art, de la musique ; il cultive Mme Pasta aussi bien que Cuvier, et on pourrait, ce me semble, donner pour épigraphe à son voyage dans l’Inde ce qu’il écrivait un jour à Mme Victor de Tracy au sortir d’une représentation de Tancrède : « L’homme courageux qui, dans un généreux enthousiasme, promet le sacrifice de sa vie, éprouve sans doute alors une jouissance de cœur bien profonde. Qui n’a pas connu cette jouissance en se sentant plein de mépris pour le danger et animé d’une noble confiance à la veille d’une entreprise aventureuse ? Eh bien ! c’est là ce que je sens en entendant le — si, morte affrontero, — dans Tancrède. » Une mélodie de Rossini servant de prélude à une expédition de naturaliste dans les solitudes sauvages de l’Himalaya, ce n’est pas très ordinaire.

D’ailleurs cette vocation scientifique à laquelle obéissait Victor Jacquemont, d’où lui venait-elle, ou du moins dans quelles circonstances se révélait-elle pour décider de sa vie ? Je ne veux pas en diminuer la gravité : elle était réelle chez lui, et surtout, une fois acceptée, elle devenait très sérieuse ; mais enfin cette humeur sombre que remarquaient ses amis à un certain m’ornent, ce départ soudain pour les États-Unis qui le jetait dans la carrière des explorations scientifiques, tout cela tenait à une mystérieuse et profonde