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inconnue d’un dévouement scientifique. Ses lettres font de lui un de ces jeunes morts qui ne s’en vont pas tout entiers, qui méritent d’éveiller autour d’une attachante mémoire toutes ces questions nées d’une curiosité sympathique : qu’auraient-ils fait, s’ils n’eussent été arrêtés dans leur épanouissement, s’ils avaient vécu assez pour tenir tout ce qu’ils promettaient ? Quelle eût été leur place définitive parmi les hommes de leur âge et de leur pays ?

Certes, à ne prendre que les événemens extérieurs, rien n’est plus simple que l’existence de Victor Jacquemont. Il était né avec son siècle en 1801, il a vécu de la vie de son siècle tant qu’il a été de ce monde, et il est allé mourir sur une plage de l’Inde, ayant à peine dépassé trente ans. Fils d’un père qui avait été directeur de l’instruction publique, un des membres du tribunat éliminés par Napoléon, et qui passait son temps à édifier des systèmes philosophiques sans trouver beaucoup d’écho parmi ses contemporains, Victor Jacquemont avait reçu une sévère et forte éducation. Après ses études littéraires, il s’était livré aux sciences avec Thénard, et il ne fut distrait des travaux de laboratoire que par un accident qui, en mettant sa vie en danger, le rejeta vers l’étude plus libre de la botanique, de l’histoire naturelle. Il entrait du reste dans le monde par la meilleure porte, admis familièrement chez Lafayette, chez M. de Tracy, lié de bonne heure avec Mérimée, Stendhal, Jules Cloquet et bien d’autres hommes de son âge ou même plus âgés, dont il partageait les idées et les plaisirs. Que se passa-t-il à un certain moment de cette jeunesse à la fois studieuse et orageuse, vers 1826 ? Ses amis remarquèrent d’abord son humeur sombre, puis le virent disparaître et apprirent tout à coup qu’il venait de s’embarquer au Havre. Il était parti pour les États-Unis, pour Saint-Domingue, qu’il visita successivement en volontaire naturaliste, et où il se trouvait encore lorsque se nouait déjà la grande affaire de sa vie, son voyage dans l’Inde. C’est du Muséum, où il comptait des amis, qu’il recevait cette mission inattendue. Il revint en France, organisa son voyage à Paris et à Londres, et il s’embarqua pour ne plus revenir. En apparence, c’est donc la simple existence d’un jeune savant envoyé à la découverte des combinaisons géologiques et des plantes de l’Inde avec un modique traitement alloué par le Muséum ; en réalité, ce qu’un voyage de ce genre mettait surtout en lumière, c’était un homme épris de science sans doute, mais en même temps d’une trempe supérieure, d’une humeur virile et enjouée, d’une vive et ferme sagacité, d’une industrie merveilleuse pour faire face à tout avec des ressources ridiculement insuffisantes sans s’abaisser jamais. Là est le charme de ces lettres, ou, ce qui est le plus intéressant, c’est l’homme même se révélant dans son