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tout de qu’on leur demande, c’est qu’aussi rien ne les soutient, rien ne les rallie dans l’action. Elles ressemblent à une armée bariolée et confuse, marchant à l’aventure sans lien et sans drapeau. Telles qu’elles apparaissent, elles sont assurément plus malheureuses que coupables, puisqu’après tout cette situation déprimée et troublée dont elles sont les premières victimes, elles ne l’ont pas créée. Et cependant elles sont comme si elles étaient coupables, et les seules coupables, puisque c’est sur leur tête que se résout l’orage. Ce sont des générations sacrifiées qui ne sont pas plus pauvres de caractère et d’intelligence que d’autres, qui, elles aussi, auraient pu facilement avoir leur rôle et leur éclat, mais à qui l’air vivifiant et salubre de la liberté a manqué. Supposez, si vous voulez, purement imaginaire ce portrait des générations qui n’ont pas de bonheur.

Eue génération heureuse, c’est celle qui se levait vers 1815, au lendemain des excès de la force, dans cette trêve laissée au monde après vingt-cinq ans de batailles. Génération heureuse, dis-je, plus heureuse même que celle de 1789, qui n’apparaissait que pour sombrer aussitôt dans des catastrophes inouïes, plus heureuse aussi que celle de l’empire, que cette génération soldatesque qui grandit par les armes et périt par les armes, allant à la gloire et à la mort, silencieuse, obéissante, au mot d’ordre d’un maître. Pour la génération poussée sur la scène vers 1815 une carrière nouvelle s’ouvrait. Je ne dis pas qu’elle ne ressentît l’amertume cuisante de la défaite sous laquelle pliait la fortune guerrière de la France, et que ce désastre militaire n’ait laissé des traces profondes. Au premier instant du moins, l’empire en s’évanouissant tout à coup semblait délier les langues et laisser reparaître une France nouvelle, presque inattendue, intelligente, animée à toutes les luttes de l’esprit et de la science, disposée à chercher dans la liberté la généreuse et féconde compensation de la gloire meurtrière des armes. Pour cette génération donc, tout semblait propice, tout jusqu’à cette fatalité intime, mystérieuse, qui rendait impossible après Napoléon un despotisme continu, — et en effet, s’il fallait caractériser d’un mot cette période des quinze ans de la restauration, on pourrait dire qu’il y eut assez de velléités de réaction pour enflammer les esprits, poulies discipliner au feu du combat, sans qu’il y eût jamais dans le gouvernement assez de puissance pour enchaîner un mouvement né de la force des choses. Il y avait tout juste ce qu’il fallait pour donner à chaque progrès la saveur d’une victoire sur une résistance décousue et sans avenir. De là cette marche en avant, cet entrain universel d’une génération brillante, originale, pleine de jeunesse et ! d’essor, prenant possession de la vie comme de son bien. Elle avait tout pour elle, la faveur des circonstances et le ressort