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proportion une aussi forte quantité de papier-monnaie, et ce n’est là pourtant qu’un commencement. La redoutable avalanche de billets ne cessera de grossir jusqu’à ce que la nation soit complètement ruinée, car la guerre est toujours là, insatiable, dévorante, et les millions disparaissent avec une vertigineuse rapidité. Puisque les coffres sont vides, et que, par vanité nationale, on veut absolument continuer sur les bords du Paraguay cette déplorable tuerie qui coûte 1 million par jour, il faut bien remplacer le métal sonnant par de l’argent fictif et d’avance condamner le pays à la banqueroute. « Nous ne voulons pas, disait un orateur de l’opposition, M. Silveira da Motta, nous ne voulons pas refuser les moyens nécessaires à la continuation d’une guerre désastreuse si l’on veut, mais nationale ; nous devons nous résigner à la pauvreté et à l’inévitable infortune mais non au déshonneur. Je vote donc pour la proposition du noble ministre ; je vote pour ce fléau du papier-monnaie, je vote l’émission de 145 millions, et, si le ministre demande davantage, je le lui donnerai encore. Il faut que la guerre, cette effrayante calamité que l’on eût si bien pu éviter, apparaisse dans l’histoire suivie de tous les malheurs, comme d’un immense convoi funèbre. »

Il est à craindre que les sinistres appréhensions de M. Silveira da Motta ne se réalisent bientôt. Sur la place de Londres, les titres des emprunts brésiliens se maintiennent à peu près au même cours, grâce à l’habileté des puissans capitalistes qui les possèdent et qui se sont entendus pour ne pas en laisser tomber la valeur nominale ; mais ces mêmes financiers, qui se font ainsi par intérêt les garans du Brésil, se gardent bien maintenant de lui prêter leurs capitaux. Dans le pays lui-même, le crédit du trésor est fortement ébranlé. L’or est monté rapidement à 24 pour 100 de prime, l’argent est moins recherché, toutefois au commencement d’octobre il gagnait déjà 13 pour 100 d’agio ; quant à la monnaie de cuivre, que l’on achète moyennant une commission de 20 pour 100, elle est devenue si rare que dans toutes leurs petites transactions les ménagères se trouvent fort embarrassées ; elles se servent de timbres-poste, de billets d’omnibus, de chemin de fer et de bateau à vapeur ; pour fournir les coupures indispensables à la vente et à l’achat des denrées de première nécessité, les commerçans, les propriétaires d’hôtel, les épiciers, émettent des assignats de toute forme et de toute dimension, aux légendes et aux figures les plus bizarres. Chaque jour, suivant le degré de confiance inspiré par les divers industriels, la valeur de ces petits carrés de papier se modifie ; autour du moindre objet qu’un esclave marchande sur la place publique, il s’établit aussitôt une bourse en plein vent.