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le terrain finit, comme toujours, par rester aux plus vicieux, la vérité commande encore de chercher jusque dans ceux-là l’erreur humaine, le grain de vertu qui explique à la fois leur puissance et leur délire ; elle ne permet pas d’oublier qu’ils furent de la même chair, et de la même espèce que nous.

M. de Sybel croirait apparemment prévariquer, si ses jugemens contenaient quelque chose, non pas de cette indulgence, mais de ces nuances et de ces réserves que le bon sens exige aussi bien que la justice. Ses condamnations sont absolues comme elles sont sans exception, et ses mépris n’épargnent rien, ni les intelligences ni les caractères ; il n’est peut-être pas une seule figure, même parmi les plus nobles, parmi les plus désintéressées, parmi celles que la mort devrait rendre sacrées, qui trouve grâce devant lui. Il ramasse dans des portraits généraux, où l’aigreur le dispute à la prétention, les griefs les plus disparates, les faiblesses de toute une vie, les traits qui se rapportent aux circonstances les plus différentes et aux temps les plus éloignés : méthode surannée, plus digne du rhéteur que de l’historien, absolument contraire à la vraie critique, et fausse surtout lorsqu’il s’agit d’une époque où les dates sont si importantes, et où l’on voit les âmes du métal le plus dur fondre si vite et se transformer tant de fois au feu des événemens. Le seul homme peut-être dont il parle en termes qui ressemblent à de l’admiration est Mirabeau, j’entends le Mirabeau en négociations avec la cour ; encore n’oserai-je dire qu’il rende pleine justice à la force d’esprit, à la sagacité, à la modération, au sens pratique, à toutes les qualités politiques que cet homme extraordinaire avait reçues pour servir de contre-poids à toutes les corruptions privées. Sauf Mirabeau, je ne vois pas qu’un seul de ceux qui prirent part à la révolution échappe à la férule de M. de Sybel. Qu’est-ce que Lafayette ? Un intrigant versatile « que son talent décidé pour la démagogie circonspecte désignait comme le guide futur des entreprises les plus diverses, où il sut agir sans se découvrir et sans donner prise sur lui à la royauté[1]. » Cette appréciation sommaire, où il ne manque que la vraisemblance, ne fera oublier ni la droiture de l’homme, ni la constance du politique dans ses convictions et cette fidélité à la cause libérale que trente ans et plus n’avaient point lassée, ni sa courageuse démarche lorsqu’au lendemain du 20 juin, abandonnant son armée, il vint, au péril de sa vie et dans le seul intérêt de la loi, essayer une dernière fois de son ascendant sur l’assemblée.

Je n’en veux pas à M. de Sybel de passer l’éponge sur les hontes

  1. Tome Ier, p. 69.