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brisé l’alliance en se rapprochant de l’Autriche et de la Russie, contre lesquelles cette alliance était dirigée ? Et la Prusse pouvait-elle se charger de défendre les propriétaires de serfs polonais, assister dans une imprudente abstention à l’agrandissement des deux puissances ses rivales ? Il gémit pathétiquement des violences commises dans le partage ; mais le partage a un défaut plus grave, il a été mal fait. Le roi de Prusse, moins sage que Frédéric II, a cette fois laissé trop prendre à la Russie, lorsque lui étaient si clairement tracés les territoires dévolus à la Prusse par la nature elle-même. « Pour le peuple qui possède Breslau, Posen et Kœnigsberg, il n’y a qu’une frontière sûre, et la nature l’a marquée en traits lumineux : c’est la ligne du Niémen, de la Narew et de la Vistule[1]. » On reconnaît ici la théorie des frontières naturelles dans toute la crudité de ses prétentions absolues. Que M. de Sybel signale ensuite d’un ton dévot le danger pour les états de s’ériger en instrumens d’une Providence sévère, il pouvait se dispenser de cette rhétorique. Quand on profite si largement de la spoliation, mieux vaut le faire sans tenter de la justifier et attendre en silence que le temps en couvre l’odieux de son voile d’oubli.

Au surplus, en plaidant pour la Prusse, M. de Sybel n’entend pas se faire l’apologiste des complices de celle-ci, et malgré son indulgence il grossit volontiers leur part dans l’action commune. En général il ne ménage ni l’Autriche ni la Russie ; il prend un plaisir évident à trouver entre le tsarisme russe et la démocratie française des analogies inattendues, et l’on peut croire qu’il ne se propose pas précisément de faire de cette parenté un titre d’honneur ni pour l’un ni pour l’autre. Le septième livre de son histoire s’ouvre par un parallèle suivi entre les caractères de la politique russe et ceux de la politique révolutionnaire. « Tandis que partout ailleurs la liberté personnelle, manifestée par l’indépendance de la pensée et la sûreté de la propriété, est la tendance dominante du siècle, ici apparaissent deux puissances qui ramassent et absorbent dans une dictature de fer toutes les forces morales et matérielles du pays, et les emploient à soumettre le monde. Certes l’Europe eût été assez forte pour leur résister à toutes deux, si les chefs eussent compris le péril et su se maintenir unis. C’est le contraire qui est arrivé : dès lors, chaque faute commise par eux a dû tourner sur-le-champ en avantages pour leurs adversaires. De mois en mois, on a vu le règne de la liberté moderne perdre du terrain, jusqu’à ce qu’enfin les forces russes et les forces françaises se soient entre-choquées sur le continent inondé[2]. » La fantaisie des rapprochemens n’en a

  1. Tome III, p. 230.
  2. Tome II, p. 271.