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l’image toujours présente d’égaremens inouïs qui suffirait à faire vaciller la raison la plus ferme. Les étrangers, qui n’ont pas de pareils souvenirs et que la révolution ne menace plus, devraient la considérer avec plus de sang-froid. Comment se fait-il que la justice ne leur soit pas plus facile qu’à nous ? La révolution aurait-elle remué à de si grandes profondeurs non-seulement les institutions sociales, mais la conscience même, que celle-ci n’ait pu jusqu’à présent retrouver son équilibre ? Il n’en est pas moins curieux d’interroger les historiens étrangers, les Allemands surtout, que les contre-coups de la catastrophe ont atteints de plus près ; leurs points de vue, leurs jugemens, leurs erreurs, ne sont pas les nôtres ; ils portent dans cette étude un genre d’intérêt et un tempérament d’esprit qui leur est propre, d’autres habitudes de pensée, d’autres systèmes historiques. Après tout, la révolution est sortie du fond de notre histoire, elle a mis en jeu, avec les passions communes à tous les hommes, ce qu’il y a de plus intime et de plus particulier dans l’organisation morale de la France ; elle nous a été, si je puis dire, naturelle en un certain sens. Peut-être ne comprendrons-nous jamais parfaitement ce qu’elle eut de prodigieux et de singulier, à moins de regarder attentivement aux surprises et aux méprises des étrangers et de prêter une oreille tranquille à leurs accusations.

M. H. de Sybel, professeur à l’université de Bonn, est un des écrivains contemporains qui se sont occupés de la révolution avec le plus de talent et qui la jugent le plus sévèrement. D’un tempérament froid, M. de Sybel, qui est un élève de Léopold Ranke, se pique comme son maître d’ignorer l’enthousiasme et de ne juger que sur les faits étudiés avec scrupule et d’après les documens les plus authentiques. À cette précieuse qualité, il joint, ce qui n’est nullement indifférent dans un historien de nos révolutions modernes, une assez longue expérience personnelle de la politique active. Il a été pendant plusieurs années député au parlement prussien, où il a siégé, jusqu’en 1866, dans les rangs de la majorité opposante et compté parmi les orateurs écoutés de son parti. Après les victoires de la Prusse, il a fait, ainsi que beaucoup de ses collègues, quelques-uns professeurs comme lui, une conversion dont il n’y a pas à s’étonner. Les professeurs allemands, que nous nous figurons volontiers comme de purs spéculatifs, sont gens fort pratiques et qui résistent peu à l’autorité de l’événement. Libéraux jusqu’à la veille de Sadowa, ministériels convaincus le lendemain, la plupart ont abjuré sans difficulté toute opposition à un gouvernement si heureux. Ainsi a fait M. de Sybel. Il n’en porte pas moins dans ses écrits le ton sérieux et décisif qui convient aux esprits sûrs d’eux-mêmes, et il n’hésite pas plus dans ses jugemens que s’il n’avait jamais changé.