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fut assommé à coups de bâton. Après ce crime, dont la seule pensée les aurait fait reculer d’horreur quelques semaines auparavant, ces forcenés complétèrent leur œuvre en s’en prenant au riche mobilier, qu’ils mirent en pièces. Ayant aperçu une grande pendule, objet dont ils ignoraient l’usage et dont le bruit mystérieux piqua vivement leur curiosité, ils se prirent à la contempler avec étonnement. Bientôt l’un d’entre eux s’écria que c’était probablement la gabelle en personne qu’ils avaient en face d’eux. Il est à remarquer en effet que dans cette étrange insurrection la crainte, alors générale, de voir établir l’impôt du sel en Bretagne, quoique cette crainte ne fût pas fondée, exerça une influence au moins égale à l’antipathie qu’inspiraient les impôts déjà décrétés. On juge donc avec quelle joie délirante la prise de la gabelle fut accueillie de la foule. La pendule fut portée dans la cour du château, et les torrében se consolèrent en la brisant de ne pouvoir assommer du même coup tous les croquans venus de France pour saigner à blanc le pauvre peuple de l’Armor et s’engraisser de sa substance. Trois mois plus tard, la justice du roi avait passé : vingt-deux victimes étaient suspendues aux branches des grands chênes qui ombrageaient le vieux manoir, et de là ce terrible dicton, que sous le duc de Chaulnes les chênes portaient des hommes en guise de glands. Un peu plus tard, le parlement ordonnait la démolition de la flèche de l’église de Combrit, dont la plate-forme dénudée atteste encore aujourd’hui la grandeur du crime et celle de la réparation[1].

On peut déjà, par cette esquisse, embrasser la physionomie de cette révolte, que provoquèrent des souffrances trop véritables, aggravées par l’appréhension de souffrances plus vives encore. Le pouvoir s’indigne qu’on lui parle de droit lorsqu’il demande de l’argent, n’admettant pas d’ailleurs l’existence d’un droit en dehors du sien. La noblesse, engagée par fidélité monarchique dans la résistance au mouvement national, exècre d’autant plus les édits qu’ils lui ont créé une situation plus délicate ; la bourgeoisie a grand’peur des émeutiers, mais plus grand’peur des soldats ; elle n’a pas encore appris à sacrifier sans murmure ses droits à ses terreurs, et regarde en face un gouverneur de province de l’œil dont elle n’oserait aujourd’hui regarder un préfet. Le peuple enfin, le peuple des campagnes bretonnantes surtout, se prend pour la première fois depuis l’union à haïr le gouvernement ; il arrive à croire que sa misère alimente le luxe insolent des fonctionnaires que la France lui envoie. Séparé de celle-ci par la double barrière de la langue et de l’histoire, ce peuple n’est touché ni des triomphes ni

  1. Cet événement, connu de M. Boucherat, fut probablement raconté par lui à Mme de Sévigné. De là sans doute l’histoire de la pendule que les paysans prirent pour la gabelle, jusqu’à ce que le curé leur eût persuadé que c’était le jubilé.