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passa toute une semaine à écrire et à lire des lettres, il fit même un voyage à Grenoble, et il me dit à plusieurs reprises : Votre père s’occupe de vous.

« Vous devinez, monsieur, le travail qui se fit dans ma petite tête. L’idée de ce prochain mariage éclaira le monde d’un jour tout nouveau ; la nature revêtit des aspects inconnus : tous les arbres de la forêt se transformèrent en beaux jeunes gens, le rude vent de l’hiver se mit à rouler pèle-mêle des feuilles mortes et des baisers. J’étais foncièrement innocente, mais je n’étais pas ignorante ; c’est le cas de toute fille honnête qui a lu. J’attendais avec une secrète angoisse, mais avec la plus généreuse cordialité le jeune homme que mon père avait choisi pour son gendre ; je l’aimais d’avance, quel qu’il fût : je crois que toutes les femmes, si elles veulent être sincères, avoueront qu’elles ont passé par là.

« Je n’ai pas à vous rappeler notre singulière rencontre et la courte méprise qui s’ensuivit. Vous avez occupé mon esprit pendant quelques jours, pourquoi m’en défendrais-je ? Oui, j’ai pensé à vous tantôt en bien, tantôt en mal, jusqu’au moment où l’on m’a présenté M. de Montbriand, et dès lors, s’il faut tout vous dire, je n’ai vu au monde que lui. Je ne devrais peut-être pas avouer cette passion aveugle et mal récompensée. Mon mari s’est lassé de moi au bout d’une semaine ; il a repris la vie d’Opéra le lendemain de notre arrivée à Paris, et tous les efforts que j’ai faits pour le ramener n’ont abouti qu’à des réconciliations passagères. Je ne désespérais pourtant de rien, car j’ai rame forte : mais il mourut d’un horrible accident, comme vous rayez sans doute ouï dire, et ma jeunesse finit là. Vous plait-il maintenant que nous parlions d’affaires ? Tout bien pesé, il y aurait peut-être indiscrétion à vous déranger deux jours de suite pour un être aussi misérable que moi.

— Non, madame, répondit Mainfroi avec une chaleur toute juvénile. Je suis à vous, entièrement à vous, et je jure que, si votre cause est seulement défendable, nous la gagnerons haut la main. Je reviendrai tous les jours, tant que vous ne me trouverez pas importun. Vous êtes une vraie femme, et, ce qui est plus admirable encore, une femme vraie et naturelle. Vous méritez cent mille fois qu’un honnête homme rompe quelques lances pour vous.


EDMOND ABOUT.