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vint à Grenoble en visite chez M. de Mondreville. On lui fit entendre Mainfroi, et il en fut émerveillé. « Ce jeune homme plaide en conseiller, dit-il au sortir de l’audience. Il s’invita à dîner chez Mainfroi avec le premier président et quelques gens de robe. Après un long repas où Fleurons était surpassée, le personnage, qui appartenait au petit groupe (aujourd’hui si restreint) des ministres possibles, prit Mainfroi dans une embrasure et lui parla ainsi

« Le ministère de la justice fait fausse route. On se croit fort habile en écartant de la magistrature les hommes que la naissance et la fortune ont créés libres ; on veut avoir, coûte que coûte, un gouvernement fort, et l’on pense avancer le but en choisissant des hommes dépendants, prêts à tout, esclaves de leur pain. Mauvaise politique, monsieur ! ce déplacement de mobile, qui substitue l’intérêt à l’honneur et à la dignité, éliminera les caractères sans nous attirer les talents. Triplât-on les traitements, ils resteront toujours inférieurs aux honoraires d’un avocat distingué ; nous n’aurons que des hommes de second et de troisième choix ; le ministère public sera faible en comparaison du barreau, et la magistrature tombera peu à peu dans une médiocrité incurable. Si jamais le chef de l’État m’honorait de sa confiance, je m’appliquerais à. recruter tout un état-major d’hommes indépendants, oui, indépendants d’esprit, de caractère et de fortune, fussent-ils même un peu frondeurs comme les magistrats des vieux parlements ! Il faut que nous soyons autre chose que des fonctionnaires, monsieur. L’ordre judiciaire est un pouvoir dans l’État. Il reçoit son institution du pouvoir exécutif, il applique les principes formulés par le pouvoir législatif, mais il ne doit être valet ni de l’un ni de l’autre. La vénalité des offices est tombée sous le ridicule ; Brid’oison l’a tuée, j’en conviens, et pourtant ce n’était pas la pire institution de l’ancien régime. Le magistrat qui avait payé sa charge était chez lui à l’audience ; le beau mot « la cour rend des arrêts et non des services, A de quelle date est-il ? L’ancien régime en a tout l’honneur. Décidément je préfère la vénalité des offices au ramollissement des consciences. »

Un entretien qui commence ainsi peut aller loin. Mainfroi ne savait pas encore que tout ministre in partibus est révolutionnaire par état. Il fut non-seulement séduit, mais enlevé par les théories de son interlocuteur. Sa jeunesse le livra pieds et poings liés au magistrat éminent et au fin politique qui tutoyait M. de Mondreville et l’appelait copain au dessert. Le vieillard et le jeune homme, enchantés l’un de l’autre, ne se quittèrent point sans conclure une sorte de pacte ; Mainfroi promit de s’enrôler à la première réquisition sous les drapeaux du futur ministre.

En attendant, il sut se ménager et tenir les occasions à distance. II