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Un mémorable témoignage de cette grandeur, témoignage à la fois fragile et magnifique, avait été placé dans la galerie de tableaux. C’est une table en porcelaine, commandée par Napoléon à la manufacture de Sèvres au retour d’Austerlitz et donnée par lui à la ville de Paris en 1810. Sur la surface, Isabey a peint les portraits de l’empereur et de ses douze maréchaux. C’est à tous les points de vue une œuvre des plus précieuses. Devant les portraits de l’empereur et de ses maréchaux, tous encore brillans de force, de santé et de mâle beauté, l’imagination ne peut se défendre de voir un emblème de la France d’alors et des sentimens qui l’enivraient. Ils sont encore près de cet âge heureux où la renommée les saisit en pleine jeunesse pour en faire les représentans d’une France régénérée. Aucun d’eux, cela est visible, ne s’est traîné péniblement jusqu’au faîte du commandement, aucun d’eux n’a traversé les longs dégoûts des lentes carrières. Depuis le jour où ils furent bombardés héros, la victoire les a suivis pas à pas et ne les a pas abandonnés une heure ; sur aucun de ces visages, on ne lit une pensée morose, une expérience amère ; on y lit au contraire l’assurance, la confiance et l’expression de ce bonheur que donnent un triomphe incontestable et un pouvoir qui n’est pas disputé. Il n’en est pas un seul qui pourrait comprendre encore le mot de Charles-Quint sur l’inconstance de la fortune croire à la fausse amitié du destin, et qui se doute qu’ils marchent vers les années d’épreuves et de révers. Cette table a son histoire, une histoire qui ressemble en plus d’un point à celle des personnages qu’elle était chargée d’illustrer. Commencée après le retour d’Austerlitz, c’est-à-dire au milieu du plein rayonnement de ce soleil rendu, célèbre par une grande parole, elle ne put être achevée qu’en 1810, alors que se laissaient apercevoir déjà les signes menaçans de l’avenir, si bien qu’au lieu de représenter un bonheur présent, elle ne fut plus qu’un témoignage d’un bonheur déjà évanoui. Donnée par l’empereur à la ville de Paris, elle fut placée au Louvre, où elle resta jusqu’à la rentrée des Bourbons, et alors, partageant la fortune de l’empire, elle fut retirée du musée et vendue par l’ordre de Louis XVIII. C’est donc à juste titre que la propriétaire de cette œuvre, Mme veuve de Serres, dans une notice communiquée aux auteurs du catalogue, la qualifie de monument historique et national, elle mérite vraiment ce nom ; mais, cela une fois dit, pourquoi forcer la note au point d’écrire que dans la pensée de l’empereur cette table était destinée à faire le pendant de la colonne Vendôme ? L’empereur était classique, et comme tel il avait le génie des proportions et de l’exacte symétrie ; il n’a donc jamais pu avoir la pensée de faire d’une table de porcelaine, aussi magnifique qu’elle fût, le pendant d’une colonne de bronze. S’il avait eu cette pensée singulière, il aurait commandé non la jolie pièce d’art qui nous a été montrée, mais une table gigantesque comme un dolmen druidique.