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Allons droit aux images de Joséphine qui remplissaient les appartemens de la Malmaison. Ces images, fort nombreuses et fort diverses, sont toute une révélation pour nous, qui ne connaissions Joséphine que par les portraits assez médiocres qui ont été consacrés par la tradition, et si nous osions former un vœu en pareille matière, nous exprimerions le désir que les possesseurs de quelques-unes de ces images consentissent à les livrer à la gravure et à la photographie afin que les générations qui nous suivront aient de la première impératrice une idée moins imparfaite que les générations qui nous ont précédés. Nous formulerions ce vœu spécialement pour le dessin de Prudhon qui se trouvait placé dans l’alcôve de la chambre à coucher de Joséphine, et qui appartient au marquis d’Hertford. A quelle année se rapporte cet admirable portrait ? Le catalogue, assez bien fait d’ailleurs, mais beaucoup trop sobre de dates pour une collection où les dates ont cependant une importance extrême, vu le très petit nombre d’années entre lesquelles doit être partagée cette masse d’objets de toute nature, ne nous le dit pas. Quoi qu’il en soit, ce dessin est de la plus grande valeur et comme document historique et comme œuvre d’art. En face de ce portrait en effet, la vérité crie : ce fut la réalité vivante même, en même temps que notre instinct de la beauté se sent caressé comme devant une page de maître, mieux même et plus finement que devant la plupart des pages des maîtres ; car il vous laisse sous une impression d’une originalité unique, comme le visage qu’il a reproduit, sous une impression exempte de tout alliage de souvenirs, et qui n’a ni de près ni de loin aucune parenté avec les impressions que vous avez pu ressentir antérieurement. Nulle régularité classique, rien de ces traits conventionnellement beaux que les écoles et les académies se sont transmis traditionnellement, comme les flambeaux de la fameuse comparaison de Lucrèce : les lignes de ce visage plein de vie et d’ardente expression se rejoignent sans trop grande correction, ce nez aux ailes finement coupées et invinciblement frémissantes semblerait trop court à un enthousiaste de la beauté classique ; mais l’ensemble de tous ces traits gracieusement irréguliers compose une des figures les plus irrésistibles qui puissent enchaîner les yeux. C’est un visage fait non pour poser immobile devant l’admiration interdite, mais pour enlever et entraîner ; c’est la séduction même. Oh ! qu’on s’explique à merveille, après avoir contemplé cette page de Prudhon, la passion de Bonaparte jeune. Cette beauté, qui doit très peu à la matière, est à la fois mobile et vaporeuse ; mais n’allez pas entendre cette dernière épithète dans un sens blafard, et qu’elle n’éveille en vous aucune idée de languissante pâleur. Avez-vous vu, dans les chaudes journées d’été, cette vapeur lumineuse qui est comme un excès, une exsudation d’une clarté trop vive ? Telle est la Joséphine de ce dessin de Prudhon, véritable condensation de la lumière des tropiques.