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une partie de cette population émigré sans doute à l’intérieur, pour remplir les vides laissés par les émigrans dans les autres branches de travail. Quoi qu’il en soit, l’observation a sa valeur. La province la plus riche de l’Irlande, l’Ulster, n’a pas été plus affranchie de l’exode que le pauvre Connaught.

Lord Dufferin me paraît donc dans le vrai quand il défend les propriétaires irlandais contre les attaques dirigées sur eux pour leur conduite depuis vingt ans ; mais il va plus loin, et il essaie de les affranchir de toute responsabilité dans le passé comme dans le présent. Ici, je l’avoue, il m’est impossible de le suivre. Qu’on exagère les torts des propriétaires en leur attribuant tous les malheurs du pays, je ne le conteste pas ; mais je ne saurais admettre qu’ils n’y aient pas eu une grande part. Anglais, d’origine pour la plupart, ils ont traité l’Irlande en pays conquis ; ils n’ont eu aucune sympathie pour une population appartenant à une autre race, à une autre religion qu’eux, et qu’ils considéraient comme ennemie ; ils n’ont songé qu’à tirer du sol le plus grand produit possible en n’y engageant aucun capital, et ils se sont rendus de plus en plus étrangers par l’absentéisme. Tout ce qu’on peut faire, c’est de plaider pour eux des circonstances atténuantes. On aurait tort de les accuser d’avoir multiplié à l’excès la population rurale ; cette population s’est développée d’elle-même par l’extension donnée à la culture de la pomme de terre. La multiplication excessive ne date que de soixante-quinze ans ; à la fin du siècle dernier, l’Irlande était avant tout un pays d’herbages ; la subdivision du sol entre les tenanciers avait fait beaucoup moins de progrès. La concurrence pour la possession du sol s’est accrue avec la population.

La rente perçue par le propriétaire n’avait rien d’excessif. Le plus lourd fardeau provenait des profits des intermédiaires qui s’établissait entre le propriétaire et le cultivateur par l’abus des sous-locations. À ce propos, lord Dufferin fait le procès au fameux tenant right, ou droit du fermier, qu’on a souvent présenté comme un remède, et qu’il regarde au contraire comme une des formes du mal. On entend par là l’indemnité que le fermier entrant paie au fermier sortant pour représenter, dit-on, les améliorations dont l’effet n’est point épuisé, unexhausted improvements, mais le plus souvent pour acheter son consentement, good will. Quand il s’agit de rembourser au fermier sortant ses avances en bâtimens, bétail, défrichemens, etc., le tenant right est justifié ; la seule question est de savoir qui, du propriétaire ou du nouveau fermier, doit supporter cette charge, et dans le plus grand nombre des cas il vaut mieux que ce soit le propriétaire pour laisser au tenancier la libre disposition de son petit capital ; mais l’indemnité pour le good will n’a pas du tout le même caractère, c’est une exaction pure et simple, un tribut que lord Dufferin compare avec raison au black-mail autrefois imposé par les bandits des montagnes de l’Ecosse aux cultivateurs de la plaine. Ce