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Il n’a pas toujours tort non plus, car la possession d’une ferme, pourvu qu’elle ne soit pas trop petite, présente plus de garanties que la condition précaire d’un journalier. Les propriétaires sont et seront forcés de transiger avec ce sentiment populaire. Probablement les fermes de 10 à 12 hectares resteront la règle. On ne peut pas voir là de la grande culture. D’après lord Dufferin, un homme adulte suffit aujourd’hui pour cultiver en Angleterre 11 acres 1/2 de terre arable, tandis qu’en Irlande il n’en cultive encore que 6 ; un homme suffit en Angleterre pour 92 acres de pâturages, et en Irlande il en faut encore un pour 40 acres. À ce compte, la population rurale serait encore en Irlande le double de ce qu’elle est en Angleterre.

Dans tous les cas, lord Dufferin montre très bien qu’on ne doit pas voir dans les landlords la cause principale de l’émigration. En règle générale, les propriétaires ne sont pas intéressés à raréfier la population laborieuse, puisqu’il s’ensuit nécessairement une hausse des salaires et une réduction des fermages ; ces mêmes landlords qu’on accuse aujourd’hui de forcer les cultivateurs à émigrer, on les a accusés dans d’autres temps de les exciter à multiplier. Il est vrai que la taxe des pauvres, qui a monté pendant la crise jusqu’à 25 shillings par livre de revenu, les ruinait complètement ; ce fait, qui explique leur conduite, ne doit-il pas aussi la justifier ? Qu’il y ait eu de la part de quelques-uns des actes de violence et de cruauté, lord Dufferin ne le nie pas ; mais le plus grand nombre n’a agi que sous la pression d’une inexorable nécessité. Un tiers des propriétaires irlandais a disparu dans la crise ; le reste ne s’est sauvé qu’avec beaucoup de peine et après de grandes pertes. Dans les années qui ont suivi la famine, ils n’ont pas eu besoin d’agir beaucoup sur les petits tenanciers ; ceux-ci désertaient en foule et volontairement. Depuis dix ou douze ans, un chiffre authentique montre que l’exclusion n’a pas un caractère général et systématique ; le total annuel des évictions (ordres de déguerpir, notices to quit) est maintenant constaté, il s’élève à 1,500 pour toute l’Irlande. Quand on rapproche ce chiffre de celui des émigrans (100,000), on voit que bien peu d’entre eux reçoivent de leurs landlords l’ordre d’exil, et ces évictions sont presque toujours amenées par un défaut de paiement de la rente.

Il est enfin un dernier fait qui prouve que des causes complexes agissent sur l’émigration. On savait déjà que, contrairement aux prévisions, les protestans émigraient à peu près dans la même proportion que les catholiques. Lord Dufferin ajoute que, sur les 2,500,000 émigrans partis depuis vingt ans, un quart seulement appartient à la classe des petits tenanciers, et que depuis dix ou douze ans la proportion n’est plus que de 3 à 4 pour 100. « Il est, dit-il, de notoriété publique en Irlande que les trois quarts des émigrans sont des petits marchands, des artisans et des ouvriers. » Il est probable que l’émigration ainsi décomposée ne représente pas toutes les pertes de la population rurale ;