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changemens ne peuvent pas s’accomplir en un jour. En attendant, lord Dufferin fait remarquer que des pays plus prospères, comme l’Angleterre et l’Allemagne, paient aussi leur tribut à l’émigration. Le sort de ces émigrans n’est pas, après tout, fort à plaindre. En quittant un pays où ils vivent dans la misère pour un pays où la terre est fertile et à bon marché ; ils ont fait d’assez bonnes affaires pour qu’ils aient pu envoyer à leurs compatriotes d’Irlande au-delà de 13 millions sterling (325 millions de francs) depuis vingt ans pour leur faciliter les moyens de suivre leur exemple. Ces énormes envois d’argent donnent à l’émigration son principal encouragement. Quelques-uns même de ces émigrans reviennent au pays natal, non comme les fenians, pour y porter la révolte, mais avec un capital qu’ils ont amassé en Amérique par leur travail. « Mes meilleurs fermiers, dit lord Dufferin, sont en ce moment des hommes qui ont émigré dans leur jeunesse. »

On a prétendu que la culture reculait en Irlande au lieu d’avancer, et on a attribué ce déclin à l’émigration. Lord Dufferin nie absolument qu’il en soit ainsi. Suivant lui, 2 millions d’acres incultes (800,000 hectares) ont été défrichés depuis 1847 et ajoutés au domaine agricole. On répond que ces 2 millions d’acres ont augmenté l’étendue des pâturages et non celle des terres arables ; mais peu importe. Quand même l’étendue arable aurait reculé pour faire place à une culture mieux appropriée au sol et au climat, il n’y aurait pas grand mal. Lord Dufferin n’admet même pas cette réduction, il affirme, en s’appuyant sur des documens officiels, que l’étendue des terres arables est aujourd’hui la même qu’en 1847. Elle a reculé, il est vrai, depuis 1860 ; mais de 1847 à 1860 elle s’était accrue : elle n’a fait, dans ces dernières années, que revenir à son point de départ. Il faut attribuer la diminution aux années humides de 1861, 1862 et 1863, qui ont amené de grandes pertes dans la production des céréales. En même temps une forte hausse s’est déclarée sur la viande et sur la laine, ce qui a de plus en plus décidé les fermiers à se tourner vers l’extension des prairies. Il n’y a rien là que de très légitime, et il ne convient pas à l’Angleterre, qui a 18 millions d’acres en pâturages, de critiquer les 10 millions d’acres que l’Irlande consacre à cette destination et ceux qu’elle pourra y consacrer encore.

En admettant que la production des céréales ait un peu diminué, la population n’en souffre pas, car elle a diminué elle-même dans une plus forte proportion, et l’importation de grains étrangers a pris de grands développemens. Avant 1847, l’importation était à peu près nulle ; elle s’élève aujourd’hui, année moyenne, à 2 millions de quarters de froment (près de 6 millions d’hectolitres) et à une quantité égale de maïs. Le maïs surtout donne une nourriture à bon marché. La pomme de terre n’est plus la seule ressource alimentaire de la population rurale, mais elle est toujours cultivée sur d’immenses étendues ; l’Irlande produit proportionnellement beaucoup plus de pommes de terre que