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moins égale à celle qu’aurait rapportée en plusieurs années l’application des édits. Quoi qu’il en soit, le roi résolut de déférer au vœu des états en dissolvant la chambre du domaine et en suspendant les poursuites commencées dans la province pour usurpation de justices seigneuriales. du courrier en apporta la nouvelle au duc de Chaulnes le 26 décembre 1673 au moment où les esprits étaient partagés à Vitré entre la consternation et la colère. Rarement une péripétie plus soudaine bouleversa à ce point une assemblée délibérante, et jamais un malentendu ne provoqua pareille explosion de joie populaire. Mme de Sévigné nous a montré messieurs des états, dans l’ivresse du bonheur, offrant alors au roi en témoignage de leur reconnaissance 5,200,000 livres, « petite somme par laquelle on peut juger de la grâce qu’on leur a faite en leur ôtant les édits[1]. » La spirituelle marquise était donc sur ce point-là peuple comme tout le monde, et croyait bonnement, elle aussi, à la révocation des édits. Comment s’étonner dès lors que la province tout entière s’y laissât prendre ? L’heureuse nouvelle courut de bouche en bouche, partout accueillie par les acclamations publiques. Dans les feux de joie autour desquels il dansait en criant vive le roi, le peuple breton voyait flamber pêle-mêle les édits du tabac, du papier timbré, de la marque d’étain, des affirmations, des nouveaux acquêts, des fruits de mâle foi, des îles, îlots, bacs, péages, et mille autres inventions qui depuis trois ans grondaient dans l’air comme une menace ; mais en ceci il s’était trompé, et la déception fut d’autant plus amère que la reconnaissance avait été plus profonde. Le gouvernement n’avait abandonné aucun de ses principes ni aucune de ses espérances. Sans contester que le consentement des états fût nécessaire pour modifier le chiffre de tous

  1. Lettre du 1er janvier 1674. Tous les détails donnés par Mme de Sévigné sur l’allégresse de la province sont strictement exacts. On peut s’en assurer par une lettre de M. de Lavardin à Colbert à la date du 27 décembre 1673. « Loué soit mille et mille fois le nom du seigneur qui a fait tant de bien à son peuple, et, qui vient de tirer cette province d’une horrible consternation pour la jeter dans une joie excessive. On ne peut être un Français affectionné à son maître sans avoir les larmes à l’œil sur ce qui s’est passé aujourd’hui ici. Cette assemblée paraissait inquiète et abattue, et l’on n’y voyait de tous côtés que tristesse et langueur, lorsque M. de Chaulnes et les autres commissaires ayant pris leur place une heure après le retour du courrier, il leur a déclaré les bontés dont sa majesté voulait bien honorer la Bretagne, touchant la suppression de la chambre et la révocation des édits. A l’instant, toute l’assemblée a interrompu M. de Chaulnes par tant de cris de joie et d’acclamations de vive le roi, que jamais on n’a marqué tant de zèle et de reconnaissance. Ces cris n’ont été entrecoupés qu’à peine pour prononcer, en redoublant de bénédiction, la somme de 2,600,000 livres, outre pareille, somme, du don gratuit fait ci-devant au sortir de l’assemblée. Le peuple a couru de toutes parts, a redoublé les mêmes acclamations et crié de plus belle : « Vive le roi, la Bretagne est sauvée, point de chambre ! On n’a jamais rien vu de pareil. »