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inamovible pour qu’il soit indépendant. Il faut qu’il ait une situation dont il soit satisfait tellement qu’il en devienne inaccessible aux tentations par lesquelles un prince qui rêverait le despotisme ou un ministre désireux d’exercer l’arbitraire pourrait essayer de le gagner à ses desseins. Le sens pratique des Anglais, cette connaissance de la nature humaine qu’ils savent faire intervenir à propos dans le gouvernement, leur a inspiré des arrangemens qui répondent fort heureusement à ce programme. Le juge anglais est très largement rémunéré ; il l’est d’une façon qui est inconnue dans le reste de l’Europe. Les magistrats des trois cours siégeant à Westminster et statuant en appel ou directement sur toutes les causes importantes ont un traitement triple, en nombres ronds, de celui que reçoit chez nous le premier président de la cour de cassation. Notons en passant que ce n’est pas une lourde charge pour le budget : ils ne sont que cinq par cour, en tout quinze. Les présidens, appelés chief justice ou chief baron, sont plus rétribués encore ; mais ce n’est pas tout : les juges des tribunaux des villes et des comtés, qui connaissent d’un certain nombre de causes en première instance au moins pourraient être séduits par des promesses d’avancement. Pour couper court à cet inconvénient possible, l’usage s’est établi que les membres des trois cours de Westminster ne fussent jamais choisis dans les tribunaux inférieurs. C’est une coutume suivie à l’égal d’une loi de les prendre parmi les illustrations du barreau. Tous les partis sont d’accord sur ce point, que ces hautes fonctions de judicature soient exclusivement conférées à des avocats de réputation et parfaitement honorables. Un des auteurs qui font le plus d’autorité au sujet de la constitution d’Angleterre, Hallam, se plaçant à un point de vue théorique, a dit que, même avec ces précautions, les juges n’étaient pas encore entièrement soustraits à l’influence de la couronne, et que l’espoir d’une promotion à l’emploi de chief justice ou de chief baron, ou de lord-chancelier, pouvait devenir une séduction capable de corrompre même le cœur d’un juge anglais, d’autant, ajoute-t-il, que déjà l’âge et le tempérament conservateur des magistrats les font pencher naturellement du côté du pouvoir. Et lord Brougham, admettant la justesse de l’observation, a proposé dans un écrit sur la constitution qu’il fût statué par la loi que d’un juge des trois cours on ne pourrait faire un président ; mais dans l’état des mœurs de la Grande-Bretagne ce serait un raffinement de garantie, et en fait l’état actuel des choses fonctionne à la satisfaction des esprits même les plus ombrageux. Une magistrature ainsi constituée est, pour les divers droits des citoyens, et très spécialement pour la liberté individuelle ou habeas corpus, une protection des plus efficaces. C’est un axiome parmi les publicistes qu’une armée permanente