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Angleterre par les mœurs, des ménagemens extrêmes qui leur sont prodigués et dont le contre-pied se rencontre en d’autres pays où l’accusé est trop souvent considéré comme un gibier à atteindre ? C’est encore une acquisition assez moderne. Avant 1688, il n’était pas rare de voir les avocats de la couronne et les magistrats eux-mêmes insulter les accusés. On sait quel acharnement mettait le juge Jeffreys, espèce de Fouquier-Tinville monarchique, à faire condamner les malheureux traduits devant lui, et les railleries cruelles dont il les accablait. Jeffreys, il est vrai, est demeuré un type d’infamie, à l’égal de notre Fouquier-Tinville ; mais des hommes qui ont laissé une moins triste renommée, que même les historiens ont entourés de leurs éloges, se livrèrent à de déplorables écarts en ce genre. Sous Elisabeth, un des plus célèbres légistes de l’Angleterre, sir Edouard Coke, étant accusateur public, fit tomber une grêle d’injures sur la tête de l’infortuné Essex. Il n’eut pas une attitude moins odieuse contre le grand navigateur sir Walter Raleigh, un bon serviteur de la patrie, un héros. Voici un échantillon de l’éloquence de bourreau avec laquelle Coke assaillit Raleigh : « Tu es le dernier, le plus abominable des traîtres que la terre ait jamais portés. Je cherche en vain des mots pour qualifier la perversité de ta trahison. Je prouverai qu’il n’y a jamais eu dans le monde un plus affreux serpent que toi. Tu es un monstre. Tu as la face d’un Anglais, mais le cœur d’un Espagnol. Serpent venimeux, c’est exprès que je te tutoie, traître, etc.. » Voilà le point de départ ; on sait, par le spectacle qu’on a sous les yeux aujourd’hui, le point d’arrivée. Par quels moyens se sont opérés de si grands changemens en un laps de temps qui, dans l’histoire d’un peuple, n’a rien d’excessif ?

Le talisman à l’aide duquel s’est accomplie cette sorte de miracle, c’est la résolution imperturbable avec laquelle les Anglais ont résisté au mal sans se lasser. Quand ils éprouvaient un échec, ils se disaient que la bataille était à recommencer, et il se trouvait parmi eux non-seulement de braves gens pour rentrer dans la lice, mais encore un certain public pour soutenir de ses vœux et de ses applaudissemens ces athlètes patriotes. Une institution utile fonctionne-t-elle mal, les choses ne se passent pas comme dans d’autres pays, où une opinion publique trop impressionnable change facilement de dieux, se dégoûte le lendemain de ce qu’elle avait adoré la veille et répudie un principe parce que quelques citoyens, dans l’exercice peu réfléchi de leur liberté, en auront abusé quelquefois. Les Anglais admettent que l’abus de la liberté est inséparable de l’usage, et ils en prennent leur parti, non sans le qualifier comme il le mérite, en considération des avantages que la liberté procure aux peuples qui en sont dignes. Dans les temps les plus difficiles, ils ont conservé à tous les rangs de la société un noyau d’hommes de