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mortels. On a prétendu qu’ils avaient perverti les institutions de leur pays, ruiné l’indépendance et l’autonomie des états, constitué à Washington une espèce de convention nationale armée d’une centralisation redoutable et usurpant à la fois tous les pouvoirs. Accusation au moins étrange contre la seule révolution qui ait laissé debout la constitution qu’elle trouvait devant elle et qui ne lui ait jamais formellement désobéi, contre la seule assemblée qui n’ait jamais employé que les voies légales pour vaincre l’obstination d’un magistrat rebelle ! Si la liberté américaine avait besoin d’être rassurée sur son avenir, l’épreuve même qu’elle vient de traverser lui répondrait de sa force.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire qu’on a vu le pouvoir exécutif aux prises avec une assemblée. Pour ne parler que de l’histoire ancienne, Charles Ier avec le parlement, Louis XVI avec la législative et la convention, le directoire avec les cinq-cents, Bonaparte avec le tribunat, nous ont successivement donné l’exemple de ces dissensions toujours funestes à la liberté ou à l’honneur des nations, et toujours ces conflits redoutables se sont terminés par des proscriptions ou par des supplices, toujours ils ont abouti à des tragédies sanglantes ou au spectacle plus triste encore d’un peuple avili, insensible aux souvenirs de sa liberté perdue, hébété par la frayeur de sa propre lâcheté. Aux États-Unis, la lutte s’achèvera d’elle-même par le triomphe pacifique de l’opinion populaire et par le renouvellement régulier des pouvoirs publics. Pas une violence n’a été commise, pas une goutte de sang n’a coulé, et en dépit d’une réciproque et naturelle colère jamais le président n’a pu songer sérieusement à expulser les radicaux du Capitole, jamais le congrès n’a eu l’idée d’envoyer ses sergens à la Maison-Blanche faire main basse sur le président. C’est qu’un acte de violence les aurait perdus. Malgré la centralisation prétendue des radicaux, l’Amérique n’est pas encore accoutumée à plier sur un signe et à accepter machinalement les maîtres qu’un heureux coup de main porte au pouvoir. La nation n’a pas abdiqué en confiant le gouvernement à ceux qu’elle en jugeait le plus dignes. Elle ne regarde pas le gouvernement comme une arène où les ambitieux doivent se disputer le soin de ses affaires comme une proie. Ce n’est pas une spectatrice indifférente, qui assiste à ces tournois comme à un combat de gladiateurs, prête à applaudir au plus fort ou au plus perfide et à se prostituer en récompense au vainqueur encore tout sanglant.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.