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réputation militaire, sa probité inattaquable, sa modération prudente, et jusqu’au silence même qu’il observait sur les questions politiques en ces temps agités où elles n’étaient qu’une cause de discorde, tout semblait concourir à lui mériter une admiration et un respect dont personne n’avait joui en Amérique depuis les beaux temps du général Washington. Il n’était point un homme d’état, et n’avait point la prétention de l’être. Quelques railleurs insinuaient même que cette taciturnité proverbiale, qui lui donnait un air de profondeur, pouvait bien n’être que de la stérilité ; mais le peuple, qui est meilleur juge du caractère que de l’esprit, trouvait dans cette réserve une preuve de sagesse, et se contentait d’admirer Grant comme un homme de bon sens et un homme de bien. Les radicaux, qui ne l’aimaient guère et qui lui reprochaient d’être un « homme de juste milieu, » étaient obligés cependant de s’incliner devant son influence et de rechercher son appui. Il était l’espoir et la terreur de tous les partis. Quoique attaché très sincèrement à la politique républicaine modérée et très peu disposé sans doute à la trahir, son silence lui permettait de ne décourager personne et de recevoir à la fois les éloges de tout le monde. Soit calcul d’une politique habile, soit penchant naturel d’un caractère modeste, il était devenu sans effort l’homme le plus populaire et le plus influent des États-Unis. Tous les partis le désignaient pour la présidence, et tous attendaient de lui le salut de la république.

Tel était l’homme que M. Johnson essayait de rattacher à sa cause. Il voulait s’en servir à la fois comme d’un appui contre les radicaux extrêmes et d’un appât pour les républicains modérés ; mais il était douteux que le général se prêtât de bonne grâce à jouer ce rôle indigne de lui. Homme du devoir avant tout, il ne se croyait pas libre de se soustraire à la réquisition qui lui était faite par son supérieur hiérarchique, le président des États-Unis. Il n’aimait pas non plus à profiter de la disgrâce d’un homme dont les services étaient associés au souvenir glorieux de l’administration du président Lincoln, et à qui l’opinion publique attribuait en grande partie le succès de la guerre. Il n’avait rien à gagner à l’exercice d’une autorité compromettante, qui l’exposerait aux attaques et aux soupçons de tous les partis ; peut-être même y avait-il quelque perfidie chez le président Johnson à engager un concurrent probable dans des embarras qui devaient nuire à sa popularité. Fallait-il pourtant laisser tomber le ministère aux mains des démocrates copperheads qui entouraient le président ? Ne valait-il pas mieux entrer dans le gouvernement pour y protéger l’ordre légal et la volonté du congrès ? Cette considération décida le général Grant. Il fit savoir au président qu’il allait se rendre à son poste, et, pour que nul ne se méprît sur le fond de sa pensée, il