Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amassé ce qu’il appelle l’hérésie ancienne, car, au moment où il exprimait ses terreurs, cette hérésie entrait dans sa période de propagande. La secte occulte des barbes, jusque-là hérétique sans le savoir, prend alors conscience des points de doctrine qui la séparent de la grande église de Rome ; saisie de l’esprit de révolte qui soufflait sur l’Europe, sollicitée par les explosions qui se produisaient ailleurs, elle lance ses émissaires sur les deux versans des Alpes, et entreprend de porter sa foi en pleins pays orthodoxes. Une véritable émigration prophétique s’échappe du massif du Viso, parcourt l’Italie septentrionale et la France, et pénètre jusque dans les pays germaniques. La chronique de l’abbaye de Corbie signale ces émigrans d’un nouveau genre, « antique race d’hommes simples, dit-elle, qui habitent les Alpes, qui aiment les choses antiques, et qui ont voulu abaisser notre religion et la foi de tous les chrétiens de l’église latine. » Ces prophètes montagnards cachaient leur mission sous les déguisemens de marchands colporteurs ou de moines, d’ermites, de pèlerins et de prêtres. « Des marchands d’entre ces gens des Alpes, ajoute la même chronique, qui apprennent de mémoire la Bible et ont en aversion les rites de l’église, arrivent souvent par la Suisse. » Ces colporteurs étaient comme les pionniers de la secte. Ils parcouraient les campagnes, s’introduisaient dans les chaumières et les châteaux, saisissaient toutes les occasions de placer des manuscrits de quelques livres de la Bible ou des passages appris de mémoire. Ils préparaient ainsi le terrain aux véritables missionnaires, à ceux qui étaient revêtus d’un caractère ecclésiastique. Ceux-ci marchaient deux à deux, vêtus d’une laine grossière, sans argent. On les nommait prêtres acéphales, sans chef, parce qu’on ne savait d’où ils venaient, ni par qui ils avaient été ordonnés. Mappée, archidiacre d’Oxford, qui vit ceux qu’on avait saisis et amenés au concile de Latran en 1179, ignorait sans doute l’existence de l’ordre occulte des barbes ; mais le signalement qu’il donne de ces prêtres inconnus rappelle l’organisation du preverage vaudois, qui obligeait le regidor et le coadjutor à marcher ensemble à la conquête des âmes.

L’inquisiteur Raineri Sacco a laissé une curieuse description de la façon de procéder de ces émigrans colporteurs. Il en montre un s’insinuant dans la demeure d’un grand seigneur et offrant sa marchandise, des colliers, des bijoux et des voiles fins. Au lieu de se retirer après avoir vendu quelques-uns de ces objets, il se met à vanter en termes figurés une autre marchandise dont il se dit porteur, mais qu’il ne peut offrir qu’à la condition de n’être pas trahi auprès des gens d’église. Cette promesse une fois donnée, l’humble marchand prend un autre ton, son visage s’éclaire, sa