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vert et découpant gracieusement les bords de l’horizon. Il donne un fruit délicieux, de l’espèce dite lombarda, renommé pour sa grosseur et son goût sucré, qui est pour la population vaudoise ce qu’est la polenta de maïs pour le paysan piémontais et la pomme de terre pour l’Irlandais, la base de la nourriture. Souvent elle n’en eut pas d’autre aux époques de persécution. Elle emportait alors sur les sommets sa provision de châtaignes séchées au four, ou bien elle venait à l’improviste les cueillir sous le feu de l’ennemi. Aussi cultive-t-elle avec une sorte d’amour filial cet arbre sauveur ; elle le greffe, l’émonde, retranche les rejetons parasites et les écorces rugueuses qui en épuisent ou en compriment la sève, et le fait se développer en magnifiques panaches qui donnent à la zone inférieure des vallées l’aspect d’une immense forêt. Chaque année, le peuple s’assemble sous l’ombre protectrice d’un châtaignier séculaire pour célébrer les anniversaires des combats mémorables, des triomphes remportés sur les bandes catholiques ou des édits de paix et de pardon accordés par les souverains de la maison de Savoie, et ces solennités religieuses et nationales ont lieu, autant que cela est possible, à l’endroit précis où s’est accompli l’événement qu’il s’agit de rappeler. On accourt de toutes les vallées de la patrie vaudoise à la voix des conducteurs spirituels, qui cherchent ainsi à ranimer la foi des descendans par le souvenir des souffrances des ancêtres. On se groupe en cercle sous la vaste circonférence de l’arbre transformé en temple, on dresse contre le tronc une estrade pour les orateurs, et là, sous ce noble végétal, témoin muet des combats qu’on va rappeler, au sommet de cette colline d’où la vue s’étend à l’aise sur la muraille des Alpes et sur la plaine italienne couverte de villes, de bourgs et de châteaux qui luisent au soleil, devant ce spectacle d’une magnificence inouïe et d’une religieuse grandeur, des voix graves et pieuses montent vers le ciel, et rappellent au peuple attentif les événemens du passé non pour irriter contre le présent, mais pour réveiller l’antique confiance de l’Israël des Alpes en la providence du Dieu qui l’a tant de fois délivré de la main de l’oppresseur.

Partout l’abri protecteur du châtaignier s’offre à l’assemblée, car il couvre la terre vaudoise et escalade les versans à une altitude inconnue dans les autres régions alpestres. La population semble s’en être fait suivre dans.sa retraite sur les hauteurs pour avoir à sa portée le pain des jours d’épreuve ; elle l’a planté aussi haut qu’il peut vivre et prospérer, et au-dessus l’œil n’aperçoit que des espaces privés de végétation arborescente ; les autres essences ont presque entièrement disparu, les pentes supérieures qui s’étendent de la limite du châtaignier au sommet des Alpes sont envahies par