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laboratoire où la main des hommes n’a rien arrangé ni rien dérangé, où le temps a pu faire son œuvre en paix, et où elle travaille aujourd’hui comme elle travaillait il y a mille ans : pour un naturaliste, un tel laboratoire vaut un temple.

Il n’est aucun genre d’étude qui réunisse au même degré et fonde dans une plus parfaite harmonie les jouissances de la poésie et les pures austérités de la recherche scientifique ; on ne sait si ceux qui s’y livrent sont plus attirés par les unes que par les autres. Cette heureuse union se manifeste jusque dans les résultats acquis. Souvent on a reproché à la science de faire pour la nature ce que font pour les poètes certains commentateurs qui les dessèchent en les expliquant. Ici rien de semblable ; l’admiration n’est pas en raison inverse du savoir. En fait de glaciers, les véritables artistes ne sont ni les peintres, ni les poètes, ni les littérateurs, ce sont les savans, à commencer par de Saussure et à finir par Tyndall. Plus la théorie approche de l’achèvement, plus elle offre de prise à l’art et à la poésie. Qu’est-ce donc que cet étrange écoulement dont Tyndall a révélé les lois contradictoires ? Il n’en est pas de plus laborieux ni de plus chaotique, et il semble appartenir à ces temps fabuleux dont parlent les cosmogonies anciennes, où les élémens n’étaient pas encore séparés et où la matière attendait une forme. Tout s’écoule dans l’univers. L’air se répand dans l’espace, quelquefois doucement, quelquefois avec fureur, toujours avec facilité, les vents ont des ailes aussi bien que les oiseaux. L’eau court à la surface de la terre : elle n’a pas la légèreté des êtres aériens, elle est fixée au sol ; mais elle est chose mobile, elle a grâce à se déplacer. La boue et la lave allongent sur les pentes leurs masses inertes, qui s’épanchent pesamment sans se rompre jamais. Les corps solides ont aussi une espèce d’écoulement, toutefois il y faut la violence : emprisonnez-les dans un espace fermé de toutes parts sauf un étroit orifice, et à force de peser sur eux vous les contraindrez à s’échapper par la seule voie qui leur soit ouverte. Quant au glacier, il ne peut pas ne point s’écouler ; il a une carrière à fournir, il la fournira jusqu’au bout. Cependant il semble que les moyens lui en aient été refusés, il ne peut s’écouler qu’en se brisant pour se reformer. À le voir en apparence immobile, à l’entendre gémir et craquer, on croit deviner une lutte entre la destinée qui commande et la matière qui résiste. La matière obéit néanmoins, mais avec quel effort et quel travail ! Elle n’obéit qu’au prix d’une destruction et d’un enfantement perpétuels.


E. RAMBERT.