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ceux du Goûté. Il était là, solitaire au milieu des neiges, majestueux comme les pyramides et les sphinx qu’on voit surgir des sables de l’Égypte. Ce n’était cependant qu’une fantaisie de la nature dont le temps a déjà l’ait justice ; d’autres voyageurs ont suivi la même route et n’ont pas revu le sérac géant ; il aura glissé sur la pente, et se sera brisé dans sa chute, comme deux de ses compagnons le firent sous nos yeux.

Ces lentes cristallisations, celles qu’on remarque aussi sur toutes les tranches de glace vive avec ou sans séracs, les gouffres entr’ouverts sur la pente, quelques ruptures d’équilibre de temps en temps, tels sont les rares indices qui dans les hautes régions attestent un travail des neiges, et, à tout prendre, on serait peut-être plus enclin à y voir la preuve d’un travail sur place que d’un écoulement insensible des masses qui recouvrent le sol. L’impression première n’est pas celle d’un mouvement. Le repos et la lumière paraissent régner sur les sommets. Rien n’y trouble la pureté des neiges. Le vent n’y transporte guère la poussière de la plaine, et, s’il en trouve encore à enlever sur l’âpre surface des rochers, à peine l’a-t-il déposée qu’elle disparaît sous une couche de neige fraîche. La même chose arrive aux petits cailloux et aux gros blocs qui tombent des parois escarpées. La neige peut donc resplendir partout immaculée. Rien d’ailleurs n’égale l’éclat du vernis de glace solide qui souvent la protège, surtout dans l’arrière-saison. Lorsqu’en plein midi et par un ciel sans nuages toutes les pentes sont également éclairées, il se produit une telle quantité de lumière réfléchie que l’œil ne la supporte plus. De quelque côté que l’on regarde, on ne rencontre que scintillemens et éblouissemens. Si au contraire le ciel est voilé et que tout soit dans l’ombre, les distances s’effacent ; on croit toucher de la main des cimes éloignées, dont l’uniforme et mate blancheur produit je ne sais quelle impression fantastique et lugubre ; l’esprit est comme accablé par cette monotonie de teintes au milieu de ces formes colossales qui échappent à toute mesure. C’est surtout le soir et le matin, quand les rayons du soleil arrivent horizontalement, que le monde des hautes Alpes apparaît dans sa richesse et sa beauté. Les distances s’accusent, souvent même s’exagèrent, les plans successifs se dessinent, les nuances se font valoir mutuellement, et l’on compte une gamme infinie de tons entre la blancheur veloutée des neiges à l’ombre et les feux rayon-nans des glaces au soleil. Les courbes de la pente, infléchies doucement, semblent se prolonger à l’infini, et les rares accidens que l’on rencontre sur la route, ces tombeaux entr’ouverts, ces séracs immobiles et toujours menaçans, n’interrompent l’imposante simplicité du paysage que pour en rendre l’impression plus forte. L’image de