Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brisait en plaques irrégulières qui étaient enlevées dans les airs avec des flots de neige en poussière. Les tourbillons suivaient une marche précise. Ils commençaient au point le plus avancé contre le vent, puis se propageaient sur toute la ligne de l’arête avec une effrayante rapidité. Quoique blottis dans une niche, entre deux grosses pierres, nous étions obligés, quand ils arrivaient à nous, de fermer les yeux et de nous garantir le visage. Bientôt le calme renaissait, et nous pouvions les voir suspendus dans l’espace, souvent à de grandes hauteurs. Ils retombaient en décrivant de fort belles paraboles ; mais en chemin ils étaient repris par un second coup de vent qui lançait de la même manière un second tourbillon, et ainsi de suite. Chaque rafale était accompagnée d’un bruit étrange, celui des plaques de glace enlevées qui se heurtaient et se brisaient les unes contre les autres. Le spectacle était grandiose. Pour qu’il devînt terrible, il suffirait de supposer un vent qui, au lieu d’effleurer le dessus d’une muraille de glace, balaierait tout un versant chargé de neige. Il ne s’agirait plus alors de tourbillons locaux ; ce serait une tourmente, une confusion générale et le voyageur assez hardi pour vouloir assister à une scène pareille courrait grand risque de rester sous les masses mouvantes soulevées autour de lui.

De tels ouragans ne sont point rares sur les Alpes, et l’on peut quelquefois les observer à huit, dix et même vingt lieues. Ils sont surtout fréquens en hiver. Si la bise souffle le lendemain d’un jour où il est tombé beaucoup de neige, la ligne des montagnes qui se dessinent à l’horizon a l’air de vaciller. Elle est partout couronnée d’une bordure vaporeuse, moins forte sur les sommets que dans les dépressions et sur les cols. À l’aide d’un bon télescope, on n’aura pas de peine à reconnaître que c’est encore le tourbillonnement des neiges qui donne au profil de la montagne cette bordure mobile. Parfois même on peut mesurer la hauteur à laquelle le vent les soulève ; il suffit de choisir un col ouvert dans la direction du vent et immédiatement dominé par quelque pic dont la hauteur au-dessus du col soit connue. À l’orient du lac Léman par exemple, les deux tours d’Aï se dessinent en noir sur le ciel comme deux créneaux qui mesureraient trois cents mètres chacun ; la bise s’engouffre avec un redoublement de fureur dans la gorge qui les sépare, et il arrive que les fusées de neige qui jaillissent du fond s’élancent jusqu’au-dessus des deux tours sù elle3 se déploient dans l’espace ouvert. C’est donc à plus de trois cents mètres que l’ouragan les emporte et les fait flotter. Ce phénomène, toujours intéressant à observer[1],

  1. M. le docteur F. Cérésole on a donné une description très exacte dans le troisième Annuaire du Club Alpin suisse (Jahrbuch des Schweizer Alpenclubs, Berne 1860, p. 544. Il observait de Morges, et malgré la distance, environ 18 lieues, il a vu distinctement fumer le Mont-Blanc.