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quelque temps, parce que les questions les plus délicates sont réservées aux législatures particulières ; mais il reste une matière bien grave et qui a donné lieu en Prusse à un conflit constitutionnel qui, sans les événemens de l’an dernier, durerait encore : l’organisation de l’armée et le budget de la guerre. Aussi longtemps que l’Allemagne se croira menacée, elle sera prête à tous les sacrifices d’hommes et d’argent nécessaires à sa défense ; mais, quand par quelque faveur céleste la paix sera assurée, elle voudra appliquer ses ressources aux travaux de l’industrie, et alors le souverain qui d’un mot peut mettre en mouvement un million de baïonnettes consentira-t-il à une diminution des dépenses militaires, et sa volonté cédera-t-elle devant celle d’une assemblée de bourgeois qui n’ont pour armes que leur droit et leur parole ?

Parmi les dispositions de la constitution allemande, il en est une sur laquelle je voudrais appeler l’attention, parce qu’elle peut être de mise dans tout pays dont les institutions sont démocratiques. Le parlement du nord ne compte que 297 députés. Aux États-Unis, les représentans ont toujours été moins nombreux encore, et le législateur a pris soin que leur nombre n’augmentât pas aussi vite que celui de la population. Cette mesure est fondée sur la connaissance profonde des conditions dans lesquelles une assemblée peut le mieux remplir sa mission. Dans une très grande réunion, un homme même très éminent, s’il a la voix faible, a peu de chance d’être écouté, tandis qu’un orateur doué d’une voix sonore pourra faire entendre jusqu’à des lieux communs creux, mais retentissans, et ainsi la puissance des poumons l’emportera sur la force de l’esprit. Une assemblée nombreuse a toujours les instincts de la foule. Or la foule est soumise à des impressions communicatives, soudaines, magnétiques. Ce qui agit sur elle, c’est le langage des passions, tantôt généreuses et pures, tantôt désordonnées ou aveugles. Elle a horreur des tempéramens, et se porte du premier coup aux extrêmes, parce que chaque impulsion s’accélère en raison du nombre de ceux qui la partagent. Ce qui entraîne les masses, ce sont donc des discours pathétiques qui par de vives images remuent les âmes et surprennent les convictions. Sur elles, le simple bon sens et la froide raison n’exercent guère d’empire. Sans doute il est des momens où il faut réveiller l’enthousiasme et provoquer l’héroïsme : les grandes choses ne s’accomplissent que par des passions fortes ; mais les faire naître lorsqu’il le faut doit être l’œuvre de la presse et des réunions populaires, non celle des assemblées souveraines, car si c’est par l’enthousiasme qu’on conquiert la liberté, c’est par une vertu plus modeste, la sagesse, qu’on la conserve et surtout qu’on l’a pratique.