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attendre l’heure fixée par la nature. Ils ne voient pas, ceux qui parlent ainsi, qu’ils nous ferment le seul chemin qui nous reste pour être libres. La loi éternelle n’a rien fait de mieux pour l’homme que de lui donner une seule façon d’entrer dans la vie et plusieurs d’en sortir. » Ailleurs il dit avec plus de force encore « Quelque part que tu jettes les yeux, tu y trouveras la fin de tes maux. Vois-tu ce précipice ? c’est par là qu’on descend à la liberté. Vois-tu cette mer, ce fleuve, ce puits ? au fond de leurs eaux se cache la liberté. Vois-tu cet arbre petit, mal fait, stérile ? c’est là qu’est suspendue la liberté. »

Toute l’histoire de ce temps peut servir de commentaire à ces paroles. À quelle époque est-on mort avec plus de facilité et de courage ? Ce ne sont pas seulement les personnages célèbres, Sénèque ou Thraséas, qui ont donné de grands exemples à leurs derniers momens : ceux-là savaient qu’on avait les yeux sur eux, et ils se surveillaient pour bien mourir ; mais combien d’autres moins connus, moins exposés aux regards du monde, moins engagés par leur passé, moins soutenus par l’espérance d’un nom glorieux, ont cependant montré la même résolution ! Julius Canus jouait aux échecs quand le bourreau, qu’il attendait, vint le prendre pour mourir. Il compta tranquillement ses pièces et dit à celui qui jouait avec lui : « N’allez pas au moins vous vanter, après ma mort, de m’avoir gagné ; » puis, s’adressant au bourreau : « Je vous prends à témoin, lui dit-il, que j’ai un point d’avance. » La plupart des accusés n’attendaient pas le bourreau. Au premier bruit qu’un délateur les avait dénoncés au sénat, ou même avant les poursuites, dès qu’ils savaient l’empereur mécontent, ils s’enfermaient chez eux et s’ouvraient les veines. Ils trouvaient à cette mort précipitée plusieurs avantages : ils échappaient aux tortures d’un procès dont l’issue n’était pas douteuse ; ils avaient plus de chance de conserver une partie de leur fortune à leurs enfans, car les délateurs qui avaient moins eu de peine étaient naturellement moins payés ; enfin, au lieu d’être jetés aux gémonies comme les autres condamnés, on permettrait à leurs parens de les ensevelir. C’étaient de grandes raisons pour se hâter. Vibulénus Agrippa, qui avait trop attendu, voyant la mauvaise tournure que prenait son affaire, avala du poison en plein sénat ; mais on trouva que c’était trop tard, et on s’empressa de l’étrangler, tout mort qu’il était, pour avoir un prétexte à le dépouiller de tous ses biens. Cette manière de prévenir la sentence ne plaisait pas toujours au maître. Au commencement, Tibère semblait savoir gré à ceux qui se résignaient de si bonne grâce à leur sort de le délivrer de l’embarras et de l’odieux d’une exécution ; mais plus tard, lorsque sa cruauté