Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/337

Cette page a été validée par deux contributeurs.
333
LES DÉLATEURS.

Si l’on veut avoir un exemple des bassesses auxquelles devait alors se résigner un grand personnage pour obtenir de vivre, il suffit de réunir ce que les historiens de cette époque nous racontent de Vitellius, le père de celui qui fut empereur. C’était un homme de grande naissance et de grande fortune qui avait débuté par des actions d’éclat. Gouverneur de Syrie dans des circonstances difficiles, il força le roi des Parthes à lui demander une entrevue et à se baisser devant les aigles ; mais il éprouva ce qui arrivait à tous les gens distingués de cette époque : ils restaient honnêtes tant que leurs fonctions les retenaient en province, l’air de Rome les gâtait. Revenu à Rome sous Caligula, qui prenait sa divinité au sérieux, Vitellius donna le premier l’exemple d’adorer l’empereur. Il ne l’abordait que la tête voilée et en se prosternant. Son importance augmenta sous Claude, et il devint une sorte de favori ; mais il lui fallut payer son crédit par sa servilité. Claude était gouverné par sa femme et ses affranchis ; Vitellius s’attacha par tous les moyens à gagner les affranchis et la femme du prince. Il avait fait placer les statues en or de Narcisse et de Pallas parmi les dieux lares de sa famille et leur rendait un culte. Quant à Messaline, après avoir obtenu comme une insigne faveur qu’elle lui donnât sa pantoufle, il la plaça respectueusement entre sa tunique et sa toge, et il la tirait de temps en temps pour la baiser. C’était une flatterie dont on ne s’était pas encore avisé, et qui prouve bien que Vitellius avait dans ce genre un merveilleux talent d’invention, miri in adulando ingenii[1]. Du reste, il rendait à l’impératrice des services plus réels. Quand elle voulut perdre Valérius Asiaticus, dont elle convoitait les jardins, elle le fit accuser devant Claude et Vitellius, qui étaient alors consuls. Tacite a raconté cette scène étrange, qui serait une excellente comédie, si elle n’avait pour dénoûment la mort d’un honnête homme. Asiaticus se défendit avec tant de courage, que l’émotion gagna toute l’assistance. Messaline elle-même fut forcée de s’éloigner pour cacher ses larmes ; elle n’eut que le temps de se pencher à l’oreille de Vitellius et de lui dire en pleurant de ne pas laisser échapper l’accusé. Vitellius, quand son tour vint d’opiner, combla Asiaticus d’éloges, rappela les services qu’il avait rendus à l’état, parla d’un ton pénétré de l’étroite amitié qui l’unissait à lui, ne tarit pas sur tout ce qui pouvait lui concilier la pitié, puis il conclut à lui laisser le choix de sa mort. Claude se décida pour la même clémence, et le malheureux, loué et plaint par tout le monde,

  1. Après la célébration des jeux séculaires, qui n’avait lieu que tous les cent ans, il dit à Claude : « Puisses-tu les faire souvent, sæpe facias ! » Ce souhait ne fut pas mal reçu. « Il n’y a pas de flatterie si énorme, dit Juvénal, qu’on ne puisse faire accepter à ce pouvoir qui s’égale aux dieux ! »