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LES DÉLATEURS.

écueils où il leur plaisait de la jeter ! Quel plaisir de voir au sortir du port tous ces navires dispersés, et sur le rivage même de remercier le prince qui, conciliant la justice avec sa clémence, confiait la vengeance de la terre aux dieux de la mer ! »

Mais à cette époque même la satisfaction donnée aux honnêtes gens fut loin d’être complète. Les délateurs qui furent alors punis n’étaient pas les plus connus ni les plus coupables. On s’était contenté de frapper les plus humbles, ceux qui n’avaient exercé leur industrie que dans les rangs inférieurs de la société, ceux qui, s’étant avisés un peu tard de ce métier lucratif, n’avaient pas encore eu le temps de devenir riches quand il fut brusquement supprimé. On les fit payer pour tous les autres. Quant à ceux qui s’étaient enrichis, comme Régulus, qui avaient occupé des fonctions publiques, qui s’étaient fait des appuis et des obligés, ils conservèrent leur fortune et quelquefois leur crédit. Un jour, à la table de Nerva, où se trouvaient quelques amis du prince, et parmi eux Veiento, dont la réputation était mauvaise et qui s’était compromis sous Néron, on vint à parler d’un délateur célèbre de la même époque, Messalinus, qui était mort depuis quelques années. On racontait ses crimes, et, personne n’ayant plus d’intérêt à le ménager, tout le monde s’échauffait contre lui. L’honnête Nerva, dans un bel accès d’indignation, s’écria : « Que pensez-vous qu’il lui arriverait, s’il vivait encore ? » Un des convives qui avait son franc-parler répondit : « Il dînerait avec nous. »

III.

Après ce que je viens de dire des délateurs, il est facile d’imaginer quels effets ils eurent sur la société de ce temps ; leur influence fut aussi étendue que profonde. Ce qui rendit le despotisme des césars si lourd, c’est qu’il n’était pas de ceux qui n’atteignent que la vie publique et respectent la vie privée. Celui-là s’insinuait jusque dans la maison, et il était sûr d’y trouver dans les esclaves une multitude d’agens dévoués. Jamais gouvernement ne fut servi par une police mieux informée. L’esclave occupait dans la famille antique une place bien plus importante que celle de nos serviteurs, que nous regardons toujours comme des étrangers, et qui, ayant une existence libre et personnelle, pénètrent moins dans la nôtre. Nous avons aujourd’hui au-dessus de toutes les liaisons et de toutes les amitiés comme une sorte d’intimité restreinte qui ne contient que des proches. Même dans ce cercle étroit, on admettait alors l’esclave. Le maître ne faisait rien sans lui, et il n’y avait pas de secrets dans la maison qu’il ne connût. Il les gardait quelquefois, souvent